Peuples nains dans l’Antiquité

« Scène du Nil avec pygmées », mosaïque romaine du IIIe siècle ap. J.C (Metropolitan Museum of Art de New York)

Chers lecteurs de Strange Reality, dans la même aire culturelle celte que la Grande-Bretagne, la Bretagne, péninsule française, a aussi vent du petit peuple en la figure des « korrigans », du breton « korr » qui signifie nain, affublé du diminutif « ig » et du suffixe « an », qui veulent dire « petit ». Ces korrigans sont donc les « petit-petit-nain », et oscillent, comme le rappelle le spécialiste du « petit peuple » Pierre Dubois, entre une à deux coudées de hauteur, c’est-à-dire entre cinquante-cinq centimètres et un mètre dix. Ils sont souvent vêtus d’habits rouges et sont dotés de cornes et de griffes de chats. Comme le nuton des Ardennes belges, cette petite créature agit en groupe, et se révèle fort malicieuse.  Ils détestent cordialement le christianisme, ce qui en fait parfois des symboles des anciennes croyances celtiques refoulées.

Représentation populaire d’une troupe de korrigans farceurs

Omniprésent dans la culture populaire bretonne, le korrigan est souvent associé à un groupe et se montre tantôt bienveillant, tantôt auteur de malices et de mauvais tours. Au fil du temps, ce nain breton est devenu une véritable célébrité locale, imprimé sur les devantures de cafés et de commerces, objet de chansonnettes, de livres, de bandes dessinées et de documentaires, à l’exemple du curieux faux-documentaire Korriganed (2016) de Gaël Bizien, qui mime une enquête sur ce nain en faisant appel à toute une brochette d’experts (Pierre Dubois, Pascal Moguérou, Patrick Ewan) pour apporter une caution scientifique à l’ensemble.

     Comme en d’autres lieux jadis explorés (Angleterre, Pays Basque, Ardèche), les nains sont rattachés à des structures mégalithiques et les korrigans ne semblent pas faire exception à la règle avec le dolmen de Ti Ar Boudiged, dit « maison des nains ».

La « maison des nains », habitat des korrigans selon les légendes bretonnes

     A ce titre, les Bajocasses, peuple celtique armoricain, représentaient sur leurs pièces de monnaies des nains cavaliers (deux occurrences connues et documentées) qui étaient difformes, le corps soufflé affublé de petites jambes et surmonté d’une grosse tête et probablement d’une puissante chevelure couvrant tout le dos nu. Ces nains cavaliers étaient-ils une vision plus prosaïque des légendaires korrigans ? Rien n’est moins sûr, faute à une documentation plus ample sur le sujet.

Monnaies attribuées aux Bajocasses et représentant un nain cavalier

Outre la Gaule armoricaine, quel regard porte l’Antiquité sur ces nains ? Sont-ils vu comme réalistes ? Fantastiques ? Repoussants ? Grotesques ? Attachants ? Chers lecteurs de Strange Reality, nous allons creuser ce sillon en nous attachant aux représentations des nains dans l’Antiquité.

Egypte


La grande civilisation égyptienne semble habituée au petit peuple à travers la vénération du dieu Bès. Cette divinité grotesque est représentée sous l’aspect d’un nain robuste et trapu, vêtu d’une peau de panthère ou de lion dont la queue lui retombe entre les jambes. Son visage grimaçant est encadré par deux grandes oreilles et une crinière de lion. Sur de nombreuses figurations, il tire une grosse langue rouge. Il est souvent coiffé de plumes d’autruche. Par contraste avec les autres divinités égyptiennes, qui étaient d’habitude dépeintes de profil, Bès était représenté de face.

Diverses représentations de Bès, de face, nu, langue pendante

Dieu du petit peuple, il est devenu au cours du temps très populaire, présent sous forme d’amulettes dans tous les foyers, partout en Egypte, protecteur attitré du foyer, des femmes et des enfants. Il est également le protecteur du sommeil, considéré comme un état fragilisant dans lequel l’individu est à la merci de forces dangereuses. Ce joyeux compagnon du foyer sera une première ébauche, certes maladroite et mal dégrossie, du plus célèbre Silène de la période hellénistique.

Similaire à bien des égards au dieu Bès, la Patèque (du grec Pataikos, diminutif de la divinité Ptah) est une petite statuette protectrice, souvent sous forme de nain difforme, aux traits exagérés. Elle est liée à la magie apotropaïque (magie qui repousse le mal) dans l’Égypte ancienne, surtout à partir du Nouvel Empire.

Amulette de « Ptah Patèque » (faïence égyptienne)

Un pendant plus prosaïque à la représentation divine du dieu Bès se retrouvera à travers les figurations égyptiennes des pygmées. Durant l’Antiquité, les commerçants égyptiens ramenaient sporadiquement des pygmées d’Afrique centrale en cadeau à l’élite égyptienne. Ils étaient surtout appréciés comme danseurs, comme le démontre ce jeu vieux de 4000 ans où un système ingénieux de corde permet à trois figurines en ivoire de tournaient circulairement soit à gauche, soit à droite. Ce peuple africain de petite taille, d’abord connu en Egypte, est ensuite relayé en Europe par les écrits d’Hésiode, d’Homère et de Pline l’Ancien.

Jeu avec trois pygmées en ivoire (Lisht, vers 1900 av. J.-C) Expédition égyptienne 1933-1934 du Metropolitan Museum of Art de New York

Grèce


Les Grecs Anciens percevaient chez le petit peuple une dimension double : tantôt pygmées, tantôt nains. Le terme pygmée vient du grec « pygmaios » (πυγμαῖος), signifiant « de la taille d’un poing » (33 centimètres), faisant référence à des peuples de très petite taille dans la mythologie grecque.Le grand poète Homère, dans l’Iliade (chant III), mentionne que les grues migratrices vont combattre les Pygmées sur les bords du Nil : « Comme des grues qui, fuyant l’hiver et la pluie, s’envolent avec des cris vers les courants de l’Océan, portant la mort et la ruine aux Pygmées, et livrent bataille dans les airs ».

Ce célèbre trope repris par Homère du « combat des pygmées contre les grues » trouve son origine dans l’Ornithogonia (« Naissance des oiseaux ») du poète grec Bôios autour de la figure mythologique de Gérana. Reine des pygmées, cette femme était d’une beauté exceptionnelle mais trop arrogante : elle estimait être plus belle qu’Aphrodite, Athéna et Artémis, et refusait de se soumettre aux déesses grecques. En punition de son arrogance, les dieux la transformèrent en grue qui déclara la guerre à son propre peuple. Ensuite, les pygmées la haïrent puis la chassèrent, ce qui serait l’origine mythique du combat entre les pygmées et les grues.

Combat d’un pygmée et de la déesse Gérana, changée en grue (Œnochoé attique à figures rouges, 430-420 av. J.-C. Musée archéologique national à Madrid)

L’art hellénistique, grandement influencé par l’art égyptien, reviendra sur le motif du « pygmée dansant » à travers plusieurs statuettes apotropaïques, censées conjurer le mauvais sort. 

Statuettes hellénistiques représentant des pygmées dansants

Les pygmées représentés sur ces statuettes sont courts, ramassés, grotesques et semblant ivres. Un détail ne lassera de nous étonner : le membre, toute voile dehors, est souvent disproportionné et turgescent, représentant le phallus erectus hellénistique. Par son ivresse dansante et sa dimension phallique, le pygmée vu par les Grecs rejoindra très vite le cortège de Dionysos, dieu de la vigne, de la fertilité et de la renaissance. Aux côtés des ménades, des satyres et du bon vieux Silène, « le royde Dieu » selon Rabelais (Quart Livre), les pygmées dansants occupent donc une place de choix dans les célébrations dionysiaques.

Les penseurs grecs associent très vite le nanisme à une cause médicale. Dans Histoire des animaux, Aristote estime que le nanisme est provoqué par un accident durant la grossesse : « C’est d’ailleurs un accident qui peut atteindre un fœtus quelconque. La même difformité produit les [nains ou pygmées], qui ont été également estropiés dans certaines parties de leur corps et dans leur grandeur, pendant la durée de la gestation » (Chapitre X).

Après avoir ridiculisés les pygmées en combattants de grues ou bien en danseurs ivres du cortège de Dionysos, les Grecs Anciens méprisaient de même les nains achondroplases en les considérant comme des humanités contre-nature et même des animaux de compagnie, statut dont témoigne bien un vase à figures rouges sur lequel, derrière un jeune homme, un esclave nain tient par le collier un grand chien.

« Pélikè (amphore) au nain » (440 av. J.C, Boston Museum of Fine Arts)

Rome

La Rome antique, suivant le modèle grec, dédoublera aussi la figure du petit peuple : soit en pygmaeus, soit en nanus. La vision du pygmaeus se rapproche de celle étudiée durant l’Egypte antique, à savoir l’authentique pygmée centrafricain. Mais n’étant pas comme l’Egypte ancré sur le continent africain, l’Italie démontre une certaine distance à l’égard du pygmaeus qui, méconnu, passe pour avoir une sexualité totalement débridée, à l’image de cette statue d’un pygmée au sexe rétroversé.

Pygmaeus au sexe rétroversé (Ier siècle av. J.C, fondation Gandur pour l’art, Genève)

Au-delà de la danse précitée ou de sa dimension phallique, le narratif du pygmée reprend à nouveau l’épisode du combat contre les grues, leurs antiques ennemis. Cette scène qui représente deux Pygmées luttant contre une grue, rappelle le combat évoqué par Homère dans l’Illiade et la légende de Gérana.

« Combat de deux pygmées contre une grue » (Ier siècle av. J.C, Musée Lugdunum)

La représentation du nanus reprend la vision médicale héritée des Grecs tout en poussant plus loin le souci du détail et le réalisme. Objet de curiosité, les nains achondroplases sont considérés comme plaisants et grotesques : certains sarcophages ou bas-reliefs montrent des nains dans des scènes ridicules. Souvent esclaves, ils sont alors couramment employés comme amuseurs publics, danseurs ou serviteurs, à l’exemple de cette statuette en bronze étudiée en 2023 par le docteur Isabelle Tassignon, conservatrice de la collection d’Archéologie de la Fondation Gandur pour l’Art.

Statuette en bronze du porteur d’outre nain (Ier siècle ap. J.C) (Courtoisie André Longchamp, Fondation Gandur pour l’art, Genève)

Notre petit homme de bronze souffre d’un nanisme achondroplase caractérisé par une tête disproportionnée par rapport à la hauteur de son corps. Les signes spécifiques de cette maladie sont une dolichocéphalie accentuée par un front très bombé, une forte saillie occipitale, et des membres courts. Son visage est celui d’un homme d’âge mûr, fatigué et quelque peu terne, mais d’un réalisme touchant. Les yeux enfoncés, soulignés de poches, trahissent la fatigue et l’angoisse.

Ses attributs, une outre et un mince drap ceinturé autour de la taille, nous interpellent aussi sur son occupation du moment : il officie en tant que porteur d’outre (en latin, utrarius), et sa nudité presque totale permet de déduire qu’il est employé dans des bains privés d’un riche noble disposant d’une installation de bains chauds chez lui.

Et, surtout, il a les oreilles trouées. C’est un détail rare, sans équivalent à ce jour. Cette particularité appelle deux commentaires : tout d’abord, un rapprochement avec un vers de Juvénal (Ier siècle ap. J.C) qui brosse le portrait d’un affranchi de fraîche date, arrivé des bords de l’Euphrate à Rome avec « des lucarnes délicatement ouvertes dans ses oreilles ». Un percement d’oreilles, signe de réduction en esclavage ; l’étranger qui fanfaronnait à Rome avait donc été esclave en Orient ! Deux passages de la Bible évoquent aussi un rituel de même nature, qui consistait à percer l’oreille de l’esclave avec un poinçon « contre une porte », pour marquer l’appartenance définitive à un maître. À n’en pas douter, ces oreilles percées étaient une marque d’esclavage en Orient, voire d’appartenance à un maître dans un contexte juif. L’homme libre, en revanche, exprimait son statut par un corps intact : ni trous dans les oreilles, ni traces de fouet, ni marques diverses ne devaient déshonorer ce corps ; les seuls stigmates qui pouvaient être exhibés étaient ceux de blessures acquises au combat, signes de bravoure.

L’esclave durant l’Antiquité n’est rien moins qu’une res mobilis (une « chose mobile »), un objet qui s’achète, se collectionne, se revend, peut être fouetté, marqué, tatoué sur le front en signe d’appartenance ou d’infamie. Rappelons à bon escient que la société romaine était davantage portée sur la cruauté que sur la charité.

Les nains menaient aussi des combats dans les arènes, mais qui étaient bien plus codifiés (à comprendre « simulés ») que les luttes entre gladiateurs. Ainsi, des nains se combattaient entre eux en des rixes grotesques, rappelant amèrement les avatars modernes que sont les catcheurs mexicains et les boxeurs philippins. Selon le poète Martial (Ier siècle ap. J.C), il existait même des combats de nains contre des enfants ou bien des petits animaux exotiques. Enfin, des combats de nains étaient organisés dans les amphithéâtres contre des grues, bouclant définitivement le trope du combat mythique des pygmées contre ces oiseaux migrateurs.

     Chers lecteurs de Strange Reality, le nain dans l’Antiquité revêt de multiples dimensions : en Egypte, les amulettes des dieux Bès et Patèque sont vénérés à l’endroit-même où les Pygmées centrafricains sont connus ; en Gaule armoricaine, les korrigans correspondent au concept du petit peuple, une communauté ambivalente, discrète et vivant cachée sous les mégalithes ; Athènes et Rome connaissent aussi les pygmées et vont les folkloriser avec l’épisode du combat contre les grues, là où le pauvre nain achondroplase est réduit au statut d’esclave et rabaissé au rang d’animal de compagnie, de curiosité malsaine, de porteur d’outre ou bien de combattant d’arènes. Toutes ces dimensions se combinent ou se combattent, rendant fascinante l’imagerie du nain forgée par l’Antiquité. 

D’un point de vue strictement ethnographique, le folkloriste Arnold van Gennep ira plus loin au XIXe siècle en voyant dans ces peuples nains antiques le souvenir de différents hommes préhistoriques de petite taille, vaincus par des envahisseurs plus grands et mieux armés. La même idée est répandue dans les pays celtiques, pour qui ce « petit peuple » aurait été condamné à vivre dans la clandestinité, sous terre, caché dans les collines, notamment les tumuli protohistoriques. En Westphalie, les Dutten de la forêt de Minden sont tenus pour un ancien peuple païen de petite taille, qui aurait péri de façon misérable. Peu à peu, ils auraient été vus comme une autre race qui s’est progressivement éteinte.

3 commentaires

    1. Thank you, my dear friend, for your tempting offer. The Nakani has a very rich folklore, but I don’t yet know how to differentiate it from the Sasquatch to make it a fascinating subject. To be studied, then.

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      1. The Nakani is described as more human-like than Sasquatch, more like a caveman from TV or movies. Are said to use Paleolithic technology and fire.

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