Le crépuscule de Pan 2

L’extinction des hommes sauvages

Les jours heureux de l ‘homme sauvage . Jean Bourdichon Les quatre états de la société : l’homme sauvage ou l’état de nature 1450.

Chers lecteurs de Strange Reality, dans la liturgie médiévale, l’homme sauvage est souvent associé à l’homme-des-bois, une transcription plus prosaïque d’Adam et Eve vivant dans le Jardin d’Eden, en harmonie avec la Nature. Cet équilibre sera vite brisé par la corruption humaine et la punition divine, par ce que nous avions étudié comme Le crépuscule de Pan, c’est-à-dire la fin des temps sylvestres et pastoraux face à l’avancée inéluctable d’une civilisation prédatrice.

La grande cryptozoologue russe Marie-Jeanne Koffmann, se confiant à l’explorateur Sylvain Mahuzier, décrit particulièrement son objet de recherche, l’almasty du Caucase, gêné par l’avancée inéluctable de la civilisation : « Maintenant, nous constatons un nombre décroissant de rencontres. J’attribue cela surtout aux changements radicaux qui ont surgi dans l’économie rurale, dans le paysage sociologique, dans la géographie humaine et aux bouleversements qui ont renversé tout l’équilibre qui existait entre l’homme et cette créature […] Des vallées qui étaient, il y a encore une vingtaine d’années, très fréquentées par l’almasty se transforment de fond en comble. C’étaient des vallées couvertes d’herbes et d’arbres fruitiers sauvages. Maintenant, ce sont d’immenses champs parcourus nuit et jour par des dizaines de gros camions. Les vieilles bergeries que j’ai trouvées encore en arrivant ici (ndlr : en septembre 1959), étaient des huttes à moitié enfouies dans le sol, recouvertes de branchages et de terre. […]. Maintenant, à la place, vous trouverez les bergeries aperçues lors de nos déplacements. Ce sont des constructions en béton où l’on a installé l’électricité ! Les moutons ne sont plus à l’air libre, ils sont rentrés dans des grands hangars et gardés par des chiens. Les bergers regardent la télévision le soir ; des camions-citernes ramassent le lait de grand matin ou après la traite de vingt heures. Enfin, c’est une animation permanente. Beaucoup de bruits, beaucoup de voitures, de camions, de camions-citernes, bulldozers, tracteurs… » (Sylvain et Kathia Mahuzier, Les Mahuzier au Caucase, Editions Presse de la Cité, 1982).

Marie-Jeanne Koffmann dans son laboratoire de Sarmakovo (Sylvain Mahuzier, 1979)

Chers lecteurs de Strange Reality, le dossier récolté sur le territoire français, qui a donné corps à l’édition de mon dernier ouvrage Sur les traces de l’homme sauvage, est tellement dense qu’il suffit par lui-même à saisir le lent déclin de l’homme sauvage chez les esprits modernes. En France, cette figure de l’homme-des-bois, en plein effritement durant l’époque contemporaine, n’est plus prise au sérieux, ni comme entité biologique, ni comme divinité païenne. D’une part, nos explorerons le versant grotesque et carnavalesque de cet homme sauvage sur le déclin ; d’autre part, nous nous attarderons sur son versant diabolique et effrayant.

Un homme sauvage ridiculisé


Le Basajaun du Pays basque, l’homme sauvage le mieux documenté du territoire français, se compromettra dans cette imagerie moderne. Sur le versant espagnol de la forêt d’Iraty, le musée local Las Casas de Irati présente un Basajaun narquois, qui prend à un malin plaisir à se soustraire à notre regard, une main et un pied velus dépassant du feuillage plastifié.

(Philippe Coudray, Expédition en forêt d’Iraty, 2015)

Le Basajaun n’est plus de chair et d’os, réaliste, mais artificiel, prothétique, à l’image de la créature proposée par le film The Invisible Guardian (2017) de Fernando Gonzalez Molina, où le Basajaun se trouve être le spectateur silencieux d’une série de crimes glauques perpétrées dans la vallée pluvieuse et montagnarde du Baztan. Le film est inspiré de l’œuvre de Dolores Redondo, Trilogie de la vallée du Baztan, Editions Gallimard, 2013-2014.

Le Basajaun de The Invisible Guardian (2017) de Fernando Gonzalez Molina

Le Basajaun comme puissant seigneur de la forêt n’est alors plus qu’un lointain souvenir… A quelques encablures d’Hendaye, ville côtière et frontalière, se dresse le Wow Park où un Basajaun bien inoffensif nous accueille à bras ouverts, mascotte du parc et peluche géante pour les enfants qui ne demandent qu’à se lover dans ses poils soyeux.

Le Basajaun, mascotte du Wow Park (2016)

Le Basajaun est aussi dans la banlieue de Bilbao… un bar à tapas !

     Outre ces avatars peu flatteurs de la culture moderne, le Basajaun était déjà tourné en ridicule lors du Carnaval de l’homme sauvage de Bayonne. Par rapport aux fêtes rituelles des Pyrénées orientales, l’ours est remplacé par le fameux Basajaun, dont le pelage abondant est simulé par une peau de mouton. Iñaki Serrada, passionné par la culture basque et responsable du Carnaval, tient à ajouter : « je suis natif de Lecumberry, au pied d’Iraty, là où l’on trouve les hommes sauvages ».

Fête de l’homme sauvage (Bayonne, 2017)

En revanche, à Pau, l’homme sauvage s’est « ursifié », reprenant en cela la mécanique de la fête de l’Ours des Pyrénées orientales. Lors de la « Chasse à l’ours » (ou Caça à l’Ors), toute la transgression du Carnaval est présente à travers des hommes sauvages rabaissés au rang d’ours assoiffés de luxure, leurs attributs virils tout « voile dehors », l’extrémité rougie par le désir animal.

Photographies de Quentin Top, Sud-Ouest Pau, 2016

A la Renaissance, cet homme sauvage ravalé au rang d’animal se mue parfois en bête de foire : c’est le cas du fameux satyre de Barcelone.

Représentation du satyre de Barcelone de 1760. (Extrait du livre Dessins Populaires Russes, 1900)


     La grande chercheuse Yvette Deloison, remarquable par son travail d’archivage des bas-reliefs religieux, a d’ailleurs pu photographier dans une très bonne qualité d’image un document uniquement connu par les amateurs éclairés de l’homme sauvage car mentionné très lapidairement chez Boris Porchnev (La lutte pour les troglodytes, Revue Prostor, 1967) : l’homme sauvage de la Collégiale de Semur-en-Auxois dans le Morvan.

Homme sauvage tenant par le bras un paysan. Détail du portail de la Collégiale de Semur-en-Auxois (XIIème siècle)

Boris Porchnev imaginait alors que l’homme médiéval au côté de l’homme sauvage était « un monstreur », un troubadour qui exhibait cet homme sauvage en circulant de foire en foire. L’homme sauvage ainsi humilié sera vite concurrencé sur le terrain de l’exhibition animale par le singe magot, venu de la lointaine Barbarie (Sud de l’Espagne, Maroc), qui deviendra l’animal fétiche des montreurs et troubadours, et évidemment l’ours, qui remplacera le singe magot au XIXème siècle dans toutes les Pyrénées françaises.

Un homme sauvage diabolisé


L’homme sauvage, considéré par l’Eglise comme un relent du paganisme à abattre, sera soit diabolisé (simiots), soit maudit par le feu (bûchers et bal des Ardents).

Dietrich au combat contre l’Homme sauvage, Stuttgart vers 1470. Au cours de son voyage, Dietrich se perd dans une forêt, tue une biche et libère le nain Baldung, qui avait été retenu captif par un homme sauvage

   Selon les chroniqueurs médiévistes, à l’approche de l’an mil, le pays de Roussillon, et surtout la vallée du Tech, étaient en proie à des terreurs et à des calamités sans nombre. Des sécheresses et des orages de grêle détruisaient les récoltes, et les bêtes sauvages rôdaient de tous côtés, s’attaquant aux hommes et emportant les enfants pour les dévorer. Par-dessus tout, on voyait aussi des créatures démoniaques, des espèces de singes dont le vieux chroniqueur et la tradition locale ne parlent encore que sous le nom de simiots]. Devant tant de malheurs, Arnulphe, abbé du monastère d’Arles, décide de se rendre à Rome pour y trouver des reliques de saints qui pourraient apporter leur protection. Après un périple émaillé de péripéties et de miracles, il revient avec les reliques d’Abdon et Sennen, et dès qu’elles ont pénétré dans l’église d’Arles-sur-Tech, des hurlements lointains se font entendre : les simiots quittent définitivement le pays.

Les simiots de l’armoire contenant les saintes reliques (Abbaye Sainte-Marie, IXème siècle)

Selon l’ethnologue Charles Joisten (Les êtres fantastiques dans le folklore de l’Ariège – Vallée de Loubatières, 1962), un récit-type raconte qu’une femme sauvage (iretge) fut prisonnière à Rabat en Ariège. Estimée dangereuse pour la sécurité du village et, après un procès sommaire, on la brûla vive sur la place de Séourre.

La regrettée chercheuse Michèle Aquaron, avait exhumé toute une moisson iconographique fort riche d’hommes sauvages jugés à la hâte et envoyés au bûcher afin d’expier le mal qui siégeait en eux.

Miniature d’un homme sauvage livré au bûcher (Anonyme, Le Livre des Conquestes et Faits d’Alexandre, 1475)

Alexandre livre au bûcher un homme sauvage (Anonyme, Roman des activités d’Alexandre, XVème siècle)

      Ces mises à mort de l’homme sauvage par le feu, si elles pouvaient avoir un substrat naturel au Moyen-âge, se retrouvent désormais ritualisées par les nombreuses fêtes de village accusant « Monsieur Carnaval » de tous les maux de la communauté au début du Carême.

Le jugement de San Pantzar (Monsieur Carnaval) et sa mise au bûcher (Mouguerre, 2017)

Pourtant, la figuration de l’homme sauvage brûlé la plus emblématique demeurera sans conteste celle du  bal des Ardents , admirablement étudiée par Florent Pouvreau dans l’ouvrage Du poil et de la bête : Iconographie du corps sauvage en Occident à la fin du Moyen Age.

     Ce véritable fait divers passionne la France du XIVème siècle en mettant en scène la folie du roi Charles VI qui a eu la mauvaise idée de se grimer en homme sauvage… En 1393, à l’occasion du mariage de son amie Catherine l’Allemande, la reine Isabeau de Bavière, épouse de Charles VI, ordonne un bal masqué pour distraire le roi. Charles VI et cinq seigneurs se déguisent en « sauvages » hirsutes et s’enduisent le corps d’étoupe et de poix, matières hautement inflammables.

     La fête est à son apogée. Afin de mieux voir les costumes des sylvestres, le duc d’Orléans approche une torche. Les hommes s’enflamment comme du papier. C’est la confusion la plus totale et, tandis que la reine perd connaissance, la duchesse de Berry a le réflexe salvateur d’envelopper le roi dans sa longue robe. Ainsi, elle étouffe les flammes. Quatre autres danseurs n’ont pas cette chance et meurent dans l’incendie. Cet épisode affecte durablement le roi Charles VI jusqu’à accentuer sa folie, certainement des troubles bipolaires non traités à l’époque.

     L’événement achève de saper la crédibilité du souverain dans sa capacité à assurer la gestion du royaume. L’incident, qui témoigne de la décadence de la Cour, suscite la colère des Parisiens qui menacent de se rebeller contre les régents et les membres les plus importants de la noblesse. L’indignation de la population contraint le roi et son frère, le duc d’Orléans, qu’un chroniqueur contemporain accuse de tentative de régicide et de sorcellerie, à faire pénitence à la suite de ce tragique évènement.

Le bal des Ardents (Les chroniques de Froissard, Bruges, 1483)

Le bal des Ardents (Miniature attribuée à Philippe de Mazerolles, XVème siècle)

     Chers lecteurs de Strange Reality, l’Eglise, dans les campagnes, ne savaient pas trop quoi faire de cet homme sauvage, vestige encombrant des temps païens. Dans un premier temps, le syncrétisme religieux en a fait le diable de nos campagnes, méchant bougre hostile à toute évangélisation. L’homme sauvage diabolisé annoncera toute une cohorte de croquemitaines qui officieront durant les fêtes chrétiennes pour prémunir les fidèles du péché : Père Fouettard, Krampus et Befana font ainsi partie du cortège de Saint-Nicolas.

Saint-Nicolas escorté par deux krampus (2011)

Le poil, la laideur et la vieillesse étant des repoussoirs naturels, ces croquemitaines deviennent dans un second temps l’ombre chère à Carl Jung, un frisson, un dévoreur d’enfants aux noms sonores et terrifiants tel le vicieux faudoux, le malin foulat, ou l’hideuse cauco viela. « A Tignes, les femmes s’étaient spécialisées dans la fabrication de la dentelle, elles travaillaient tard la nuit. Ainsi, un personnage très particulier est paru dans ce vieux village aujourd’hui englouti, la Naroua. Sous l’apparence d’une vieille fileuse, cet esprit prenait place le samedi soir dans un coin de l’étable, armé d’une patte de bœuf. Si les femmes dépassaient l’heure fatidique de minuit pour filer, ce qui correspondait donc au travail sacrilège du dimanche, la Naroua se précipitait sur elles pour les rosser d’importance, en criant : « Vingt-quatre dix-neuf, patte de vache et patte de bœuf ! ». Cette affreuse mégère devint la Groussa, plus bas dans la vallée » (Charles Joisten, Récits et Contes populaires de Savoie, Editions Gallimard, 1980. p. 84).

Vieille tisserandière, croquemitaine idéal pour les enfants montagnards

Le folklore basque n’est pas en reste et proposera son pendant grotesque et diabolique du Basajaun à travers la figure du Tartalo, cyclope aux mœurs barbares, foncièrement cruel, violent, anthropophage, qui se délecte de la chair des chrétiens.

Le Tartalo du parc d’attractions Izenaduba basoa à Mungia (Pays basque espagnol)

Ce méchant géant mangeur d’hommes, éradiqué par l’Eglise lors de l’évangélisation des terres basques, aura droit, comble du grotesque, à son combat de rue contre le Basajaun, pérennisant ainsi la lutte éternelle entre le Bien (Basajaun sylvestre et pastoral) et le Mal (Tartalo frustre et cannibale).

Basajaun Versus Tartaro : le catch ridicule des légendes du folklore basque !

Chers lecteurs de Strange Reality, des impitoyables bûchers du Moyen-âge aux mascarades actuelles des Carnavals, le déclin de l’homme sauvage se vérifie avec cette remarque amère de Karl Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,1852) : « L’Histoire se répète toujours deux fois : la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

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