
Crane d’une femme pygmée (sépulture C5) de la Xiaoma cave (Hsiao-chun Hung, 2017)
Chers lecteurs, après les Philippines, nous allons plonger plus profondément en Asie Pacifique, en évoquant d’abord les travaux de deux savants qui nous sont familiers après la lecture du dossier sud-africain, Darren Curnoe et Lee Rogers Berger, avant de nous concentrer sur les investigations scientifiques à Taïwan de Hsiao-chun Hung. Ces trois savants ont exhumé des fossiles pygmées méconnus et pourtant décisifs afin d’éclairer les vagues de peuplement antérieures à l’arrivée des austronésiens en Asie Pacifique, en 3000 ans B.P.
Les découvertes de Darren Curnoe dans le Pacifique
Darren Curnoe, après avoir joué un rôle majeur dans le dossier sud-africain avec l’authentification d’Homo gautengensis (2010), poursuivra ses recherches dans le Pacifique depuis sa base universitaire australienne (UNSW Sidney) en classant deux hominidés de petites tailles : l’Homme de Nia à Bornéo (province de Sarawak) et l’Homme de Maludong en Chine (province de Yunnan).
Darren Curnoe s’intéresse dans l’Asie Pacifique aux grottes de Niah, un site préhistorique de Bornéo qui a été occupé par des Homo sapiens archaïques vers 38 000 ans B.P, soit bien avant la vague austronésienne de 3000 ans B.P.

Cette grotte n’était pas inconnue des colons anglais : à la fin des années 1950, le fameux explorateur Tom Harrison (1911-1976) y avait découvert Deep Skull (Tom Harrison, « The Great Cave of Niah : A Preliminary Report on Bornean Prehistory », in Man, 57, p.161-166, novembre 1957).


Le matériel fossile de Niah (Deep Skull) récolté par Tom Harrison (1958)
Bénéficiant du matériel fossile récolté par Harrisson en 1958, Darren Curnoe examinera un fémur partiellement conservé et conclura que la taille de ce fémur est très similaire à celle des Aetas des Philippines et que la taille de l’individu pourrait être estimée à 145cm pour un poids de 35 kg (Darren Curnoe et al., « Corrigendum to Femur associated with the Deep Skull from the West Mouth of the Niah Caves (Sarawak, Malaysia), Journal of Human Evolution, 127, 2019. pp.133-148]
Darren Curnoe n’en était pas à son premier fait d’armes avec l’Homme de Niah : dès 2008, il s’était illustré avec la découverte de « L’Homme du Cerf Rouge » (Grottes Longlin et Maludong) en Chine du Sud dans la province du Yunnan. Cet Homo sapiens archaïque a été dénommé « L’Homme du Cerf Rouge » en raison de la consommation par ces hommes préhistoriques chinois de cerfs rouges ou cerfs du Cachemire.
Les Homo sapiens archaïques de Longlin et Maludong (Darren Curnoe, 2012)


En 1979, un crâne fossile partiel appartenant au genre Homo sapiens fut mis au jour dans la grotte de Longlin, dans la région du Guangxi en Chine. Dix ans plus tard, en 1989, d’autres ossements humains, représentatifs de trois individus, furent découverts dans la grotte de Maludong, dans la province du Yunnan. Pendant 20 à 30 ans, ces fossiles restèrent rangés dans des tiroirs sans être étudiés. En 2008, le paléanthropologue australien Darren Curnoe et son collègue chinois Ji Xueping entreprirent une étude systématique des fossiles trouvés dans les deux grottes. Ces fossiles ont été datés entre 11 500 à 14500 ans B.P.
Les fossiles présentent une mosaïque de caractères archaïques et modernes. Les traits modernes sont une face courte sous un os frontal arqué et courbé vers l’arrière, qui évoque l’Homo sapiens. Les traits archaïques sont l’absence de menton, une mâchoire robuste et légèrement prognathe portant de grosses molaires, une fosse nasale large, un torus sus-orbitaire moyen, des os du crâne épais et un cerveau au volume modéré. L’Homme de Maludong à qui appartenait ce fémur devait être de petite taille et peser une cinquantaine de kilos (Darren Curnoe, Ji Xueping, et al., David Caramelli ed. « Human remains from the Pleistocene-Holocene transition of southwest China suggest a complex evolutionary history for East Asians », PLoS ONE, 7 (3), 2012).
Selon le paléoanthropologue américain Jeffrey Schwartz (Université de Pittsburgh), qui a examiné attentivement les fossiles, cette combinaison de traits unique pourrait amener à la création d’une nouvelle espèce. Dans l’état actuel du dossier, cette demande d’authentification d’une nouvelle espèce ne suscite pas encore de consensus parmi la communauté scientifique.
L’Homme de Palaos de Lee Rogers Berger
Courant plusieurs lièvres à la fois, le très médiatique Lee Rogers Berger a surtout privilégié l’Homo naledi sud-africain à partir de 2013 et n’a pas eu le temps nécessaire pour obtenir la validation par ses pairs de ses travaux scientifiques sur l’Homme de Palaos. Toutefois, cet homme préhistorique étudié en 2009 mérite toute notre attention, même s’il restera à jamais dans l’ombre des dossiers plus illustres de Lee Rogers Berger sur les terres sud-africaines en 2010 (Autralopithecus sediba) et 2013 (Homo naledi). Prenons-le comme il est pour son père scientifique : un premier exploit de jeunesse.

En 2006, lors de vacances avec sa famille, Lee Rogers Berger explore une série de grottes situées sur les îles Chelbacheb, au sud de l’ile principale de l’archipel des Palaos, en Micronésie, parmi lesquelles les grottes d’Ucheliungs et d’Omedokel. Il y découvre des sépultures collectives contenant les ossements fossiles d’individus de petite taille.
Lee Berger appelle une équipe de scientifiques qui va travailler sans relâche pendant huit jours à trier, répertorier et classer plus d’un millier de restes humains, qui seront envoyés pour une datation par le carbone 14. Une analyse préliminaire de plus d’une douzaine de personnes, dont un homme pesant environ 43 kg et une femme pesant environ 29 kg, révèle la petite taille de plusieurs de ces humains. De surcroît, certains des individus exhumés présentent des caractères morphologiques estimés archaïques.
L’Homme de Palaos (Lee Rogers Berger en 2006)
Revue PLoS One, 2008


La datation par le carbone 14 donne un âge entre 2 900 et 1 000 ans avant le présent. Les hommes des Palaos sont des Homo sapiens probablement soumis à la pression évolutive qui a conduit à un nanisme insulaire : ce sont d’authentiques pygmées.
Contrairement à la déontologie scientifique admise, le National Geographic, qui finançait l’expédition de Lee Rogers Berger, a annoncé en grande pompe la découverte de l’Homme de Palaos dans une article du 10 mars 2008. Le surlendemain, un article scientifique parait dans la revue Public Library of Science One (Lee Rogers Berger, Steven E. Churchill, Bonita De Klerk et Rhonda L. Quinn, « Small-Bodied Human from Palau, Micronesia », PLoS One, vol. 3, no 3, 12 mars 2008). Même si ces découvertes fossiles ne respectent pas la chronologie du process scientifique, elles mettent en lumière la force du processus évolutif dans le nanisme propre aux Homo sapiens archaïques.
La femme pygmée de Xiaoma de Hisa-chun Hung
Les peuples autochtones de Taïwan, issus de la vague de migration austronésienne, évoquent la présence sur l’île d’une tribu plus ancienne et arriérée, qui hantait les grottes les plus reculées de la région, et qui serait apparentée aux Aetas voisins et désignée sous le terme de « petit peuple noir ».

Selon les légendes des temps anciens, le groupe ethnique Saisiyat était voisin du peuple nain Ta’ai. Les Saisiyat avaient appris la médecine, le chant, la danse et d’autres rituels auprès des Ta’ai. Néanmoins, les Ta’ai harcelaient souvent les femmes Saisiyat et, par conséquent, les Saisiyat finissaient par tuer par vengeance presque tous les Ta’ai, ce qui a peut-être contribué à la disparition de ce « petit peuple noir » (Selon Ogawa et Asai, 1935). En hommage à ce peuple nain, anciens habitants de l’île, les Saisiyat perpétuent des cérémonies et des chants traditionnels sous le nom de « Pas-ta’ai ».


Cérémonie du « Pas-ta’ai » desSaisiyat des Wuzhi Mountain de Hsinchu (Xinzhu, Taïwan)

Selon Pan Jih-daw, professeur à l’Université nationale Dong Hwa, la mention d’une population d’hommes de petite taille et à la peau sombre apparaît dans les mythes de plusieurs autres groupes de population aborigènes de Taïwan, dont les Saisiyat, les Paiwan et les Amis.
Ces derniers ont d’ailleurs exhumé à Yuemei une roche concave, composée de quartz et de mica, qui daterait de 2 000 à 3 000 ans, et qui était située près d’une grotte anciennement habitée par une tribu de nains effrayants. La roche, qui ressemble à un bassin, aurait été utilisée comme réservoir d’eau. Précieuse pour le groupe ethnique Amis, elle a été mise en exposition dans le petit musée de Shoufeng, dans le district de Hualien.

Conjointement aux témoignages austronésiens, la correspondance envoyée par des commerçants hollandais visitant Taïwan dans les années 1600 mentionnent aussi l’existence de « personnes de petite taille » sur l’île. Notre collègue Gregory Forth, anthropologue de renom, propose d’ailleurs qu’une origine commune se situe entre les traditions taïwanaises et les récits malayo-polynésiens similaires sur les petites gens (Gregory Forth, Images of the Wildman in Southeast Asia: An Anthropological Perspective, Editions Routledge, 2009. p. 258).
Serait-on sur l’île de Taïwan à l’aune de la découverte d’un « petit peuple noir » ? D’authentiques pygmées négligés par les chercheurs occidentaux ? Préoccupé par ce questionnement, je m’informe sur Internet des travaux scientifiques sur la question à Taïwan. Sans tarder, je rentre en correspondance avec une chercheuse du nom de Hsiao-chun Hung, qui a publié des résultats archéologiques sérieux sur une grotte de la région (Hsiao-chun Hung et al., « Negritos in Taïwan and the wider prehistory of Southeast Asia: new discovery from the Xiaoma Caves », World Archaeology, Volume 54, 04 Octobre 2022. Pp. 207-228).

En substance, la chercheuse et son équipe taïwanaise ont trouvé dès 1988 des tombes précéramiques intéressantes dans la grotte de Xiaoma, et tout particulièrement une sépulture qui a retenu leur attention : le squelette d’un seul individu, enterré dans une posture funéraire accroupie. La posture accroupie distinctive de cette sépulture correspond à celle de nombreuses autres tombes de chasseurs-cueilleurs du sud de la Chine et de l’Asie du Sud-Est, de la fin du Paléolithique au Mésolithique et aux contextes précéramiques. Ce squelette féminin, au crâne et fémur quasiment intact, a une taille estimée entre 138 et 140 cm.

Dans une correspondance personnelle, la chercheuse m’expliquait sa méthode de datation pour la sépulture C5 : « Nous n’avons pas pu dater directement cet individu et la date a été obtenue à partir de matériaux associés, des coquillages. Deux dates C14 provenant de coquillages marins collectés dans la couche précéramique des grottes de Xiaoma sont calibrées entre 6 189 et 5 920 ans BP et entre 5 996 et 5 725 ans BP ».
Dans l’article de référence précédemment cité, les chercheurs estimaient que la femme pygmée de Xiaoma « pourrait représenter une descendance directe de la population paléolithique changbinienne d’origine qui s’était installée dans les grottes Baxian de l’est de Taïwan il y a environ 30 000 ans », mais également « l’affiliation Aetas-Negrito pourrait représenter une deuxième vague de migration, toujours dans la première couche générale d’occupation des chasseurs-cueilleurs de l’Asie de l’Est et du Sud-Est ». A mon questionnement sur les liens envisageables avec l’Homo luzonensis (Detroit, 2019), la chercheuse soulignait avec conviction cette affiliation avec les populations Aetas (Negritos) : « Il est possible qu’il existe des liens avec Homo luzonensis, mais nous sommes actuellement plus sûrs de dire qu’il est étroitement lié aux Negritos ». Selon la chercheuse, ces nouvelles découvertes attirent l’attention sur la période de chevauchement de coexistence des anciennes communautés de chasseurs-cueilleurs, dont fait partie la femme pygmée de Xiaoma, avec les nouveaux agriculteurs immigrants de langue austronésienne à Taïwan.
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Afin de parfaire notre connaissance sur le peuplement de l’île de Taïwan, qu’en est-il à l’époque moderne de cette vague de population austronésienne ? Sous l’afflux des populations chinoises, hollandaises et japonaises, ils sont passés du statut d’envahisseur à celui d’autochtones. Du rôle d’oppresseur à celui d’opprimé. De la majorité à la minorité ethnique, ne comportant désormais que 500 000 individus, soit 2% de la population de l’île.
L’oppresseur colonial, qu’il soit hollandais, chinois ou dernièrement japonais (1895-1945) met en place des missions civilisatrices qui ont pour but d’assimiler culturellement les aborigènes austronésiens de Taïwan, que cela soit par conversion linguistique ou métissage, amenant irrémédiablement à la dilution génétique et à la perte d’identité ethnique.
Récemment, tout comme à Luçon (Philippines), nous pouvons assister à un sursaut identitaire avec les aborigènes taïwanais qui réclament avec dignité le respect de leurs droits civiques et de leur identité propre, notamment la conservation de leurs rites ancestraux (les danses traditionnelles) et l’élargissement de leur droit à la chasse (pratique traditionnelle de subsistance).



L’exotisme de l’ère chinoise (1683-1895) laisse place à l’assimilation japonaise (1895-1945), puis à la défense des droits civiques (Sam Yeh, AFP, 2021)
Chers lecteurs de Strange Reality, nous retournerons très bientôt à la recherche des énigmatiques pygmées pré-austronésiens dans des zones biogéographiques de l’Asie Pacifique aussi passionnantes que Ceylan, Hawaï et le Japon.

