Pygmées des Philippines

Colon à côté d’un Aetas des Philippines (Musée d’Anthropologie du Michigan)

     Chers lecteurs de Strange Reality, nous avons déjà évoqué un dossier indonésien très fourni : l’Orang Pendek, cet homme-singe bipède et de petite taille qui hante les forêts tropicales de Sumatra. Mais savez-vous que cette star de la cryptozoologie moderne possède un cousin plus discret dans les forêts tropicales des Philippines, un autre archipel indonésien ?

 Créatures primitives du folklore philippin

     D’apparence masculine, les kapres ne seraient pas un peuple pygmée mais plutôt des créatures longiformes et très solitaires. Ils vivent toutefois nus et seraient velus. Ils élisent généralement domicile dans les arbres les plus hauts de la flore philippine (santol, balete), où ils apprécient le doux fumet d’une pipe ou d’un cigare. La nuit, ils descendent de leur arbre pour rôder. Il leur arrive d’approcher les humains, dans le but de les empêcher de pêcher. Les kapres sont également appelés selon les tribus autochtones bawasagtas ou ungos. On prétend que le Kapre porte le pagne indigène des Philippines du nord connu sous le nom Bahag.

Apparence du kapre selon les coutumes locales

Le folklore autour du Kapre reste bien présent aujourd’hui, avec cette vidéo par exemple dont nous laissons le spectateur juger de l ‘authenticité.

Mais loin de n’être qu’une créature effrayante, les Kapres jouent aussi des farces aux gens, faisant fréquemment se désorienter des voyageurs qui perdent leur chemin dans les montagnes ou dans les bois. On croit également qu’ils peuvent embrumer les gens même dans leurs propres environnements familiers. Par exemple, d’une personne qui oublie qu’elle se trouve dans son propre jardin ou chez elle, on dit qu’elle s’est faite avoir par un Kapre. Les rapports de l’expérience de l’enchantement par un Kapre incluent le fait de témoigner d’un bruissement de branches d’arbre même si le vent n’est pas fort. Quelques autres exemples seraient le fait de percevoir un rire sonore issue d’un être invisible, le fait d’apercevoir beaucoup de fumée du haut d’un arbre, le fait de voir des grands yeux rougeoyants pendant la nuit dans un arbre, aussi bien que de voir le Kapre marcher dans des secteurs boisés. On croit aussi que les lucioles abondantes dans des régions boisées sont les braises de la pipe à tabac allumée par le Kapre.

Relecture horrifique du kapre dans le projet Elemento (GMA Entertainment, 2014)

    Au-delà du folklore, pourrait-on trouver dans l’archipel philippin des récits plus circonstanciés apparentés à des hommes sauvages ? Peut-être à des nains ? Pourra-t-on appliquer dans cette nouvelle zone biogéographique notre méthodologie alliant découvertes fossiles et récits anthropologiques ? C’est ce que nous allons voir de ce pas en entrant plus avant dans le dossier des pygmées des Philippines. 

Pygmées fossiles de Luçon

     Tout comme l’île de Florès en Indonésie, Luçon, la plus grande des îles de l’archipel des Philippines avec une superficie de 110 000 km2, répond au mécanisme de l’endémisme insulaire. Ainsi, Luçon présente de nombreux cas d’animaux atteints de nanisme évolutif tel un buffle (Bubalus mindorensis), un martin pêcheur (Ceyx mindanensis), un primate (Tarsius syrichta) ou bien, comme sur l’île de Florès, un éléphant préhistorique (Stegodon luzonensis).

Faune actuelle et préhistorique de Luçon, encline au nanisme insulaire (Bubalus mindorensis, Ceyx mindanensis, Tarsius syrichta, Stegodon luzonensis)

     Et tout comme sur l’île de Florès, les restes osseux du Stégodon local portent des traces d’une activité de débitage par des mains humaines. Dans la grotte de Callao, les chercheurs ont trouvé 13 restes fossilisés entre 2007 et 2015, notamment des dents, des phalanges de pied et de main, des fragments de fémur… Ces fossiles appartiendraient à trois individus, dont un enfant, et seront baptisés l’« Homme de Luçon » (Homo luzonensis) par le chercheur français Florent Détroit en 2019.

Restes fossilisés de trois individus appartenant à Homo luzonensis, récoltés entre 2007 et 2015

      Florent Détroit a été fortement impressionné par la petitesse des dents fossilisées, « plus petites que celles d’Homo sapiens ou même d’Homo floresiensis. Il est donc raisonnable de penser que cet hominidé est encore plus petit » (Florent Détroit « Homo sapiens, Homo luzonensis et contemporains : du terrain à l’analyse des variations de forme. Anthropologie biologique », Muséum National d’Histoire Naturelle Paris, 2019).

La dentition d’Homo luzonensis, plus réduite que celle d’Homo floresiensis

     Outre un morphotype quasiment identique (taille, dentition, crâne), l’homme de Luçon tisse d’autres parallèles avec l’homme de Florès :

  1. Une authentification récente, datant du XXIe siècle : 2004 pour l’Homme de Florès ; 2019 pour l’Homme de Luçon.
  2. Un même sérieux et une même discrétion des deux chercheurs à l’origine des découvertes (Peter Brown et Florent Détroit), loin des frasques sud-africaines ou éthiopiennes précédemment citées.
  3. Une datation des fossiles assez comparable : entre 60 000 et 100 000 ans pour l’Homo de Florès ; entre 50 000 et 67 000 ans pour l’Homme de Luçon.
  4. Un même biotope constitué d’une forêt tropicale et de grottes larges et spacieuses (Ling Bua et Callao).
  5.  Des grottes à proximité de la découverte des hominidés qui présenteraient des datations plus anciennes (traces d’activités humaines par débitage) sur des ossements animaux :  Mata Menge pour Florès ; Kalinga pour Luçon.
Peter Brown et Florent Détroit, photographie Bernard Martinez, les discrets pères scientifiques d’Homo floresiensis (2004) et Homo luzonensis (2019)

L’anthropogénèse de cette nouvelle espèce (Homo luzonensis) présente aussi des points de comparaison avec l’Homo floresiensis. Selon Florent Détroit, « Ces caractéristiques primitives pourraient avoir été héritées directement d’hominines anciens tels Australopithecus ou H. habilis, inconnus jusqu’à présent hors d’Afrique, ou alternativement avoir été héritées d’H. erectus asiatiques (de Chine et / ou d’Indonésie) et, après avoir évolué sous certaines pressions de sélection propres à l’île de Luzon, « ressembler » aux conditions primitives observées dans la tribu des hominines » (Florent Détroit, Armand Salvador Mijares, Julien Corny, Guillaume Daver, Clément Zanolli, Eusebio Dizon, Emil Robles, Rainer Grün et Philip J. Piper, « Homo luzonensis : principales caractéristiques et implications pour l’histoire évolutionnaire du genre », Bulletins et mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 33(S), 2021).

Signe du destin, Florent Détroit devant le modèle historique de l’Homo erectus

    Cependant, une amertume demeure : l’Homme de Luçon reste dans l’ombre de l’homme de Florès. Faute d’un squelette en bon état qui a permis à l’holotype d’Homo floresiensis de passer de l’anomyme LB1 à la star « Flora », le trop parcellaire Homo luzonensis restera dans l’ombre de son illustre aîné, en dépit du travail acharné de sons père scientifique Florent Détroit. 

 Pygmées et nains actuels des Philippines

     Le grand cryptozoologue écossais Ivan T. Sanderson, sans avoir eu vent du folklore sur le kapre et sans imaginer a posteriori la découverte l’Homo luzonensis, avait tout de même connaissance de tribus pygmées hantent les Philippines : « Les Philippines constituent, elles aussi, une subdivision zoologique ; Célèbes et les îles avoisinantes, une autre également. Il n’est pas questions d’hommes sauvages dans aucune de ses sous-régions, mais rappelons qu’il y a d’authentiques pygmées Négritos dans les Philippines » (Ivan T. Sanderson, Homme-des-neiges et Homme-des-bois, Editions Plon, 1961, p. 226). Et effectivement, dans la partie Nord de Luçon vivent les Aetas, une peuplade autochtone de petite taille arrivée bien avant les Austronésiens qui n’ont colonisé l’île qu’en 4000 ans B.P.

Représentation exotique et décadente des Aetas dans Popular Science (1881)

Désormais, les populations descendantes des Aetas, véritable mémoire vivante de l’île, demandent l’abandon du terme « Negritos », très marqué par un colonialisme décadent et un exotisme désuet. Ils revendiquent aussi une égalité de traitement au même titre que les autres communautés de l’île (austronésiens, asiatiques, etc.).

Lent cheminement pour les Aetas : du passé colonial douloureux (1869)

… à la défense moderne des droits civiques (2011)

Très traditionnelle, la société philippine a souvent eu recours à des mariages en vase clos, d’où l’endogamie, qui accentue malheureusement les pathologies congénitales tel le nanisme achondroplase dit aussi « nanisme harmonieux ». Tout comme en Europe où nous avons étudié le dossier, ces nains sont vite tournés en ridicule : l’exemple le plus emblématique est l’équivalent indonésien de notre Mimie Mathy nationale, à savoir Weng Weng (de son vrai nom Ernesto de la Cruz), contraint de jouer dans des parodies érotiques bas de gamme de James Bond au début des années 1980.

Weng Weng (Ernesto de la Cruz) dans For your Height only (1981)

   

Mais le ridicule, s’il ne tue pas, tourne actuellement au sordide avec les nains de Manille qui, discriminés à l’embauche, n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’industrie du divertissement comme nous le rapporte ce reportage édifiant d’Antoine Hasday et Nicolas Quénel.

     À Manille, dans le quartier huppé de Makati, une attraction prisée des touristes consiste à assister à des combats de boxe de nains ou de catch de nains, dénommés Midget. Les combattants enchaînent deux rounds qui dureront environ une minute chacun. L’arbitre soulève ensuite le bras du vainqueur et lui tapote la tête, hilare. L’intérêt sportif serait très limité pour les fans de boxe ; le véritable intérêt résidant dans le divertissement offert par des nains qui s’échangent des coups de poings. Avis aux amateurs…

A l’affiche au Ringside : les Midget (nains) combattent ! (Photographies de Nicolas Quénel, 2019)

 Loin de ce mercantilisme sordide, une association de femmes naines rejoint les revendications des pygmées Aetas et milite pour davantage de visibilité et de nouveaux droits civiques accordés aux personnes naines via l’association Big Dreams for Little People. A Luçon, le chemin est encore long pour la reconnaissance des personnes de petites tailles, qu’elles soient pygmées ou naines achondroplases…

Big Dreams for Little People Philippines (photographie de Nicolas Quénel, 2019

      Chers lecteurs de Strange Reality, nous vous remercions de nous avoir suivi tout le long de ce périple sur l’archipel des Philippines à la découverte de ses populations pygmées :

– Tout d’abord, nous avons survolé un folklore assez ténu sur les hommes sauvages, qui passa même sous le radar des premiers cryptozoologues (Ivan T. Sanderson, Bernard Heuvelmans), qui n’ont pas pu croiser la figure horrifique du kapre.

– Ensuite, malgré un folklore sporadique, nous avons été gratifiés d’une découverte fossile de grande qualité : l’Homo luzonensis (Détroit, 2019), sans doute une forme dérivative par nanisme insulaire de l’Homo erectus asiatique.

– Enfin, les personnes de petites tailles sont toujours présentes à Luçon, des descendants des communautés pygmées (Aetas) aux nains achondroplases, et se battent avec dignité pour leurs droits civiques, en dépit du mépris de leurs contemporains. Nous verrons dans un prochain dossier l’état de la question en poussant plus loin nos investigations vers le Nord et l’île de Taiwan.

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