Petit peuple du Sri Lanka

L’ombre d’Heuvelmans

Tutti, femme Veddah d’1m39, une représentante du petit peuple du Sri Lanka (1893)

     Chers lecteurs de Strange Reality, levons les voiles vers l’Est et attardons-nous sur une île au sud de l’Inde, le Sri Lanka, autrefois dénommé Ceylan durant toute la longue période coloniale (1505-1948). Bien avant l’arrivée des peuples dravidiens, indo-européens, austroasiatiques et austronésiens, l’île était peuplée par des tribus de chasseurs-cueilleurs (proches des populations pygmées Negritos), les Veddahs, encore présents sur le territoire même si ils sont en danger critique d’extinction. Tout comme les pygmées Rampasasa de Florès et les Aetas des Philippines qui subissent une pression évolutive insulaire, les représentants modernes de Veddahs du Sri Lanka sont d’une taille moyenne assez réduite : 1,65 m pour les hommes et 1,55 m pour les femmes. Les frères Sarasin, naturalistes suisses, photographieront même Tutti, une femme Veddah d’une taille d’1m39 et trois hommes Veddahs en armes de très faibles envergures.

Trois hommes Veddahs en armes (1893)

     Depuis de nombreux siècles, ce peuple Veddahs témoigne d’une autre tribu hantant les profondes forêts, plus petite et farouche qu’eux : les nittaewos de Ceylan. L’ombre tutélaire de Bernard Heuvelmans sur ce dossier, à travers le best-seller de la lecture cryptozoologique Sur la piste des bêtes ignorées (Plon, 1955), est tellement puissante que le texte du grand cryptozoologue sur les nittaewos sera une véritable référence au Sri Lanka, autour duquel s’articuleront quelques précurseurs et de nombreux héritiers.

Les précurseurs d’Heuvelmans

      Bien avant Heuvelmans, les européens qui accostent au comptoir anglais de Ceylan pour commercer sont vite tenus au courant de l’existence de cet énigmatique petit peuple, à l’endroit-même où Ctésias mentionnait déjà « les petites gens de Taprobane » dès le Ve siècle av. J.C. Selon Ctésias, existent au milieu de l’Inde des hommes noirs que l’on appelle Pygmées. Ils parlent la même langue que les Indiens et sont très petits. Les plus grands n’ont que deux coudées (1m), la plupart n’en ont qu’une et demie (0,75m). Leur chevelure est très longue ; elle descend jusqu’aux genoux et même encore plus bas. Ils ont la barbe plus grande que tous les autres hommes ; quand elle a pris toute sa croissance, ils ne se servent plus de vêtements ; leurs cheveux et leur barbe leur en tiennent lieu. Ils sont camus et laids. Le grand médecin grec évoque-t-il les Veddahs ou bien les nittaewos ?

     Hugh Nevill, fonctionnaire britannique à Ceylan à la fin du XIXe siècle, mènera la première enquête plutôt complète sur le nittaewo (« The Nittaewo of Ceylan », The Taprobanian, 1886). Homme de culture, Hugh Nevill a estimé que « nittaewo » pourrait être un dérivé de « niṣāda », un terme utilisé par les Indo-européens pour décrire les tribus les plus primitives qui habitaient l’île avant qu’ils n’arrivent.  

     Le nittaewo a été décrit comme étant encore plus petit que les Veddahs, mesurant seulement entre 3 et 4 pieds de hauteur (0,8 à 1,2m), les femelles étant apparemment encore plus courtes. Ils étaient couverts de poils, que l’on disait souvent de couleur rougeâtre, et avaient des bras très courts et puissants avec des mains courtes et munies de longues griffes. Contrairement aux singes, ils marchaient toujours debout et n’avaient pas de queue. Le célèbre paléontologue et directeur du Musée national de Ceylan, P.E. P Deraniyagala, a d’ailleurs émis une théorie suggérant que le terme nittaewo vient de l’expression dravidienne « niya potthu ayo », une traduction signifiant « peuple griffu ».

     Les nittaewos vivaient en petits groupes et dormaient dans des grottes ou parmi les branches des arbres, dans des nids de feuilles de leur propre conception. Ils avaient un régime alimentaire varié, mangeant tout le gibier cru qu’ils pouvaient attraper, notamment des écureuils, des petits cerfs, des tortues, des lézards et parfois même des crocodiles. Ils n’utilisaient pas d’outils, éventrant plutôt leurs proies avec leurs longues griffes ou leurs ongles crochus, leur permettant de se nourrir des entrailles. On disait qu’ils avaient une sorte de langage qui leur était propre, une « sorte de gargouillis ou de gazouillis d’oiseaux », qu’une poignée de Veddahs pouvaient comprendre. Les Veddahs eux-mêmes étaient les ennemis des nittaewo, qui n’avaient aucune défense contre les arcs et les flèches des Veddahs. On disait que chaque fois qu’un nittaewo rencontrait un Veddah endormi, il l’éventrait avec ses griffes.

    Voici, en substance, le travail d’enquête du fonctionnaire britannique Hugh Nevill que le primatologue Osman Hill reprit pour son propre compte (« Nittaewo, an unsolved problem of Ceylon, Loris, Colombo, 1945), tout en poussant la réflexion plus loin : selon lui, le nittaewo se référerait à une espèce d’Homo erectus qui aurait évolué par nanisme insulaire. Le primatologue estime que l’Orang-Pendek de Sumatra pourrait avoir la même correspondance fossile. Une intuition scientifique plutôt juste si on pense au nanisme insulaire d’espèces fossiles apparentées aux Homo erectus comme ceux répertoriés sur Florès (Homo floresiensis) ou Luçon (Homo luzonensis).

Heuvelmans et ses contemporains

Bernard Heuvelmans (1916-2001) a enquêté sur le nittaewo en 1955

    Dans le premier et plus grand ouvrage cryptozoologique, Sur la piste des bêtes ignorées (Plon, 1955), le savant belge Bernard Heuvelmans consacre un chapitre entier (I, IV) au problème : « Nittaewo, le peuple disparu de Ceylan » (pp.103-140). Pour autant, le savant belge se démarque-t-il par son récit sur les nittaewos ? Non, pas vraiment. Bien que très complet scientifiquement, il n’est qu’un digest du rapport d’expédition original d’Hugh Nevill en 1886. Se démarque-t-il par son approche originale sur l’anthropogénèse des nittaewos ? Pas vraiment non plus. Bien qu’habile, la thèse du pithécanthrope survivant semble très largement inspirée des travaux d’Osman Hill sur la question dès 1945. Pourtant, Bernard Heuvelmans, grand écrivain et fin enquêteur, se détache de ces prédécesseurs en perfectionnant ce canevas qui nous est désormais très habituel : celui de « la disparition du petit peuple ».

Tout comme le petit peuple belge et l’ebu gogo de Florès, la cohabitation avec les humains s’avère difficiles : ces derniers cachent par exemple de la nourriture dans les arbres en l’enrobant de miel pour ne pas se la faire voler par les petites créatures. Très contrariés, les nittaewos se vengeraient alors des Veddahs en les lacérant dans leur sommeil à l’aide de leurs mains griffues.

    Ces frictions trouveront un point final dans l’extermination pure et simple des nittaewos par les Veddahs. Le récit rapporté par Hugh Nevill est le suivant : vers la fin du XVIIIe siècle, les nittaewos furent rassemblés dans une grotte dont l’entrée fut ensuite bloquée avec des broussailles qui furent volontairement allumées par les Veddahs, étouffant les nittaewo piégés pendant trois jours. La position exacte de la grotte a été perdue lorsque les Veddahs de la région de Leanama disparurent quelques générations plus tard. Bernard Heuvelmans estime que l’extermination a eu lieu vers 1800, tandis qu’Ivan Mackerle la situe plutôt vers 1775.

    L’histoire de l’extermination a été rapportée pour la première fois par l’explorateur Hugh Nevill en 1887, qui l’a collecté de la bouche d’un chasseur cingalais, qui l’a lui-même écouté d’un vieux Veddah de Leanama, qui a lui-même été informé par un de ses proches nommé Koraleya. Bien qu’il s’agisse d’un récit de quatrième main, l’histoire a été confirmée en 1915, lorsque Frederick Lewis a reçu les mêmes informations de plusieurs informateurs à Uva et Punawa Pattu. Selon un vieux Veddah nommé Dissam Hamy, les nittaewos avaient été exterminés cinq générations seulement avant sa visite : le grand-père de Dissam Hamy avait pris part à cette extermination.

     En 1963, sans doute galvanisé par les écrits mondialement connus de Bernard Heuvelmans, le capitaine de l’armée sri-lankaise A. T. Rambukwella mène une expédition dans les grottes de Kudimbigala afin de rechercher des preuves de l’existence du nittaewo. Il découvrit dans les grottes de Kudimbigala des coquilles de mollusques et de vertébrés ainsi que des carapaces de tortues, animaux dont les nittaewos, selon son interprétation, se seraient nourris (A. T. Rambukwella, « The Nittaewo. The Legendary Pygmies of Ceylon », The Journal of the Ceylon Branch of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland New Sériés, Vol. 8, No. 2, 1963, pp. 265-290).


La réserve naturelle de Kudimbigala (Sri Lanka)

  Poussant la fantaisie scientifique plus loin, il découvre sur les hauteurs de Kudimbigala un amas de pierre qui ressemble, selon ses dires, « à un Stonehenge miniature ». Les Veddahs de la région lui auraient dit qu’il s’agissait de « l’autel nittaewa », soit l’« autel des nittaewos ». Plus prudent, Ivan Mackerle expertisera ses ruines et découvrira qu’elles ont été construites au IIème siècle ap. J.C par des Veddahs convertis au bouddhisme.

Les ruines bouddhistes de Kudimbigala, attribuées à tort aux nittaewos par Rambukwella

Sans doute enhardi par son expédition de terrain, Rambukwella s’aventure même à proposer une anthropogénèse du nittaewo quelque peu échevelé : « le nittaewo pourrait être une espèce sri lankaise d’australopithèque africain, dont les femelles atteignaient 4 pieds et 3 pouces ». Inutile de revenir sur l’aspect lunaire d’une telle proposition, tant ce candidat fossile semble absurde par rapport à celui, bien plus viable géographiquement, de l’Homo erectus proposé en son temps prioritairement par Osman Hill puis Bernard Heuvelmans.

     Dans le même esprit d’assigner des indices matériels aux nittaewos, les frères Paul et Fritz Sarasin, photographes des Veddahs, ont découvert en 1907 des microlithes dans les provinces d’Uva et de l’Est. Ils pensaient alors qu’ils étaient utilisés « par de petites mains… par un type d’humanité de petite taille » (The Stone Age of Ceylon, 1908).

Les microlithes du Sri Lanka attribués à tort à « des petites mains » (Sarasin, 1908)

    Si la nécessité de fouiller les grottes demeure louable, nous devons rappeler que les microlithes ne sont pas forcément des outils utilisés par des hommes de petite taille mais une technique affinée par toutes les populations de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur : ces petits outils sont tout simplement plus maniables et plus pratiques !

Les héritiers d’Heuvelmans

     

Les continuateurs du travail d’enquête d’Hugh Nevill, de Bernard Heuvelmans et d’A. T. Rambukwella ne se bousculent pas depuis la fin du XXe siècle et, sans doute influencés par le récent phénomène bigfoot, se muent en témoins oculaires du nittaewo.

Ainsi, en 1984, l’anthropologue espagnol Salvador Martinez aurait aperçu un nittaewo. Il a affirmé que la créature qu’il avait vue ressemblait à un humain, avec un pelage long et des croûtes, et qu’il émettait des sons inintelligibles avant de s’enfuir dans la forêt

    Ensuite, en 2019, les observations fleurissent dans plusieurs endroits tels que Walasmulla, Bambaragala et Anuradhapura, ce qui a souvent provoqué la panique dans certains villages. Les villageois ont rapporté que la créature était totalement noire, avec un visage de gorille et de longues griffes. Etrangement, cette description du nittaewo parait très différente de celles des Veddahs et pourrait être frauduleuse ?

     Le Sri Lanka a beau être un territoire isolé, il n’en sera pas moins épargné par cette fièvre post-vérité héritée de Finding Bigfoot. Comme en témoigne cette vidéo singeant un found footage où la caméra du faussaire peu scrupuleux saccade devant un nain achondroplase grimé en homme préhistorique : le nittaewo de Ceylan est tombé bien bas !

Un hobbit man capturé au Sri Lanka

Pathétique vidéo « piège à clics » rabaissant un nain achondroplase jouant au nittaewo

    Heureusement, à la même période, certains chercheurs sont plus intègres, comme l’artiste srilankais Pradeep Jayatunga qui entreprend une honnête compilation sur le sujet en 2010.

     L’artiste rappelle à juste titre, dans cette ère de post-vérité et de complotisme, que le nittaewo n’est pas d’origine surnaturelle ou extraterrestre mais bien palpable et organique. Le nittaewo est un « être de chair et de sang. » Ce retour au concret après des années d’errance sur le sujet est accentuée par un long article sur le sujet de S. Weliange : « Nittaewo : l’enfant maudit des Veddahs », Archeologia, partie 2, volume 01, 2011 (pp. 46 – 51).

     Ainsi, S. Weliange reprend un travail de terrain de qualité et déterre ce récit original : « Une histoire du district de Badulla (à 230km de Colombo vers les versants est des collines centrales) affirme que si des fruits non mûrs sont tombés durant la nuit, les villageois assurent que des Nittaewo sont venus jouer et les ont fait tomber ».

     La thèse principale soutenue par S. Weliange, auteur local, est celle des nittaewos comme « parias » de la communauté Veddahs, notamment en lien avec les tares de la consanguinité : « De nombreux paysans des villages se sont mariés aussi avec des parents par le sang dans le passé. Les rapports médicaux assurent que ce système de mariage consanguin pouvait produire des progénitures mutantes qui pouvaient être difformes en de nombreuses façons. Ces bébés difformes sont considérés comme une malédiction même dans des sociétés modernes ». Thèse éminent intéressante, dans un pays marqué par le système des castes et les discriminations des Dalits (Intouchables), mais qui mérite davantage d’indices pour été soutenue correctement.

    Néanmoins, la thèse la plus couramment admise est celle d’une tribu d’hominidés de petites tailles bien distinctes des Veddahs, que cette communauté soit non sapiens ou sapiens. Nous avons vu que la thèse des non sapiens a été creusée par les auteurs du XXe siècle qui se sont penchés sur ce dossier : la plus couramment étayée étant celle d’un cousin nanifié de l’Homo erectus (Osman Hill, 1945/Bernard Heuvelmans, 1955) ; la plus originale étant celle du survivant de l’Australopithecus africanus (Rambukwella, 1963).

     Etonnamment, la thèse d’une population sapiens archaïque de petite taille n’a pas retenu l’attention des chercheurs, à l’endroit même où le Sri Lanka a favorisé une population ancienne et soumise au nanisme insulaire : les Veddahs. Si l’on se penche sur l’histoire du peuplement de cette île, nous nous rendons compte de plusieurs vagues de migrations de type australoïdes très distinctes, dont celle de la grotte Fa Hien (48000 ans BP) et celle des Veddahs (15000 ans BP). Alors, les nittaewos seraient-ils les survivants de cette population Homo sapiens australoïdes très ancienne (Fa Hien) et soumise à un phénomène de nanisme insulaire ? La question mérite d’être posée.

    Cher lecteur, merci d’avoir porté votre attention sur les nitta ewos, même si un constat amer se dégage lorsque l’on referme ce dossier : il a beau s’enorgueillir d’enquêteurs de qualité, dont Osman Hill et Bernard Heuvelmans, il manque toutefois des squelettes fossiles qui officialiseraient toute cette démarche scientifique. Il n’y a aucune preuve physique trouvée au travers de squelettes, de débris alimentaires, d’outils ou de tombes associés à ce petit peuple, si ce n’est par méprise, précipitation ou fraude pure et simple. Ce cruel état de fait est souvent relayé par les chercheurs les plus récents sur le nittaewo, tels Jayatunga (2010) ou bien Weliange (2011), sans pour autant que ces derniers ne renouvellent l’approche scientifique du dossier.

     Même s’il nous manque la sacro-sainte « Obole de Saint-Thomas », c’est-à-dire la certitude de « voir pour croire », laissons toutefois percer une note d’optimisme en achevant notre récit avec cette intuition de Bernard Heuvelmans : « des fouilles systématiques pratiquées dans le secteur de Léanama pourraient fort bien mettre à jour des ossements de Nittaewo dans un état de fraîcheur relative, et permettre dès lors de résoudre sans équivoque le mystère qui les entoure ».        

     Chers lecteurs de Strange Reality, il ne faut jamais désespérer dans les enquêtes de l’étrange car nous aurons bientôt des preuves bien plus tangibles sous nos yeux, à travers le dossier très méconnu du petit peuple du Japon.

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