Pygmées européens 8

Les leçons de la théorie pygmée

Léonce Manouvrier (vers 1910)

    Chers lecteurs de Strange Reality, il est temps de faire un bilan de ce dossier de longue haleine afin de tirer les enseignements actuels de la théorie pygmée. Nous avons souvent convoqué au cours de cette étude la figure tutélaire de Léonce Manouvrier (1850-1927), anatomiste français à contre-courant des idées racialistes alors en vogue, s’illustrant notamment dans la réfutation des idées de l’infériorité intellectuelle de la femme prônée par Paul Broca ou encore du criminel-né théorisé par Cesare Lombroso.

    Ce brillant anatomiste s’est aussi illustré dans une méthode d’anatomie comparée qui permet de déterminer la taille d’un individu par rapport à une de ses pièces anatomiques, notamment par rapport au fémur, qui se prête particulièrement bien à cet exercice. Cette méthode d’anatomie comparée sera utilisée par Kollmann, Lapouge ou encore Thilenius pour déterminer la taille des pygmées européens d’après des fragments osseux de toutes sortes. Beaucoup repris et cités par ses confrères, l’anthropologue Léonce Manouvrier sera aussi à l’origine d’une découverte majeure : les nains de la Cave aux fées.

Sépulcre néolithique de la Cave aux fées (Brueil-en-Vexin)

     La Cave aux fées se situe à Brueil-en-Vexin dans les Yvelines : ce tombeau néolithique est long de 14 mètres de long, avec une chambre dallée de 12 mètres qui est légèrement trapézoïdale. Lors des fouilles archéologiques de 1889, Léonce Manouvrier estima à près de 150 le nombre d’inhumations présents dans cette chambre. Le savant a pu extirper 5 squelettes en assez bon état de conservation, d’une hauteur moyenne de 1,62 mètres, dont un individu femelle mesurant 1,42 mètres et un individu mâle mesurant 1,52 mètres.

    A ce site archéologique, qui révèle une communauté néolithique adulte de petite taille, est rattachée une légende qui verrait ce lieu hanté il y a bien longtemps par les fées (fayes), petites créatures humanoïdes du folklore français.

     Sur un même site, une corrélation aussi étroite que Brueil-en-Vexin entre nains archéologiques et nains folkloriques ne se retrouvera qu’une seule fois : en Belgique, à Furfooz. Le lieu-dit « trou des nutons », en référence à une grotte censément habitée par ces nains du folklore belge, sera fouillé en 1866 par l’archéologue Edouard Dupont qui écrivit en 1872 au sujet des 17 squelettes retrouvés : « Les hommes de Grenelle, et surtout ceux de Furfooz, étaient de petite taille. Les premiers alignaient encore une moyenne d’1m62, mais les seconds descendaient à 1m53. C’est presque exactement la taille moyenne des Lapons. Toutefois, cette stature réduite n’excluait ni la vigueur ni l’agilité nécessaire aux populations sauvages. Les os des membres et du tronc sont robustes, et les saillies, les dépressions de leur surface, accusent un développement musculaire très prononcé. A part cette robusticité générale, supérieure à ce que l’on rencontre habituellement, les squelettes des hommes de Furfooz et de Grenelle ressemblent fort à celui des hommes d’aujourd’hui » (Edouard Dupont, « Sur les crânes de Furfooz », Compte-rendu du Congrès de Préhistoire, 1872. pp. 251-252).

Edouard Dupont lors des fouilles du trou des nutons à Furfooz (1866)

     D’ailleurs, dès le milieu du XIXe siècle, soit bien avant la théorie pygmée, le dossier belge ne sera pas avare en considérations scientifiques sur l’anthropogénèse du pays. Ainsi, C. A. Duvivier émet une première hypothèse sur l’origine des wallons : « A leur arrivée en Belgique, les Celtes trouvèrent les bords de la mer et ceux des fleuves habités par des tribus sauvages vivant de la chasse et de la pêche, ignorant l’usage des métaux on peut appeler ces tribus les aborigènes de l’Europe » (C. A. Duvivier, « La controverse sur l’origine des wallons », Revue trimestrielle, 1856. p. 117).

     Après cette formule frappante d’« aborigènes de l’Europe », Alfred Nicolas surenchérit trois années plus tard et tente de rapprocher les nains du folklore (nutons) des dernières fouilles fossiles entreprises dans le pays :  « Si l’on veut absolument une explication naturelle, une autre hypothèse serait peut-être plus vraisemblable. Il est certain qu’un grand nombre de grottes de nuton ont été habitées par l’homme. Notre sol ne fut-il pas occupé, avant les temps historiques, avant la première invasion celte par une race finnoise de petite taille et de large stature, vivant sous terre, comme les Lapons ? Certains débris trouvés, notamment dans la caverne de Chauveau, près de Godinne, tendraient à le faire croire » (Alfred Nicolas, « Galerie des poètes belges », La Belgique, 1859. p. 124).

     Après un dernier tour des sites archéologiques concernant les pygmées néolithiques (Brueil-en-Vexin, Furfooz), nous pouvons dès à présent vous proposer un tableau de synthèse de l’ensemble des découvertes archéologiques relatives aux pygmées européens depuis 1865. Nous aurions pu faire le choix d’un classement chronologique par date des fouilles archéologiques, voir par estimation de l’âge des ossements fossiles. Nous avons finalement opté pour l’ordre chronologique des publications scientifiques, de la plus ancienne à la plus récente, méthode qui nous semblait la plus efficiente pour révéler la teneur sociologique de cette étude, et ainsi éclairer au mieux la densité du dossier des pygmées européens.

AppellationPublication (auteur, date)Matériel scientifiqueTaille estiméeCorrélationLocalisation actuelle
Race préceltiquePruner-Bey
(1865)
2 crânes (homme et femme) (France, Hyères)Indice céphalique de 175
(moyenne à 187)
Ligure (protohistoire)Inconnue
Race de FurfoozDupont
(1872)
17 squelettes au trou des nutons (Belgique, Furfooz)Taille moyenne de 1,53mNutons
(folklore)
Musée archéologique (Yvoir)
Pygmées de VéroneGiuffrida-Ruggeri (1890)Tibia adulte de 28cm (Itaie, Vérone)Taille estimée d’1,15mGnome
(folklore)
Musée Luigi-Pigorini (Rome)
Pygmées néolithiques de SoubèsVacher de Lapouge (1895)2 mandibules adultes de petites tailles (France, Soubès)Taille estimée d’un enfant de 7 à 10 ansAfars
(folklore)
Inconnue
Les microcéphalesSergi
(1896)
25 crânes adultes de petites tailles (Italie, Sardaigne, Sicile)Taille estimée de 1,37 à 1,51 mètresSassari (folklore)Musée Cesare Lombroso (Turin)
Pygmées suisses du NéolithiqueKollmann
(1896)
5 squelettes de petites tailles
(Suisse, Schaffouse)
Taille estimée de 1,22 à 1,50 mètresBarbegazi
(folklore)
Museum zu Allerheiligen
(Schaffouse
Hommes de ChamblandeSchenck
(1901)
2 squelettes (homme et femme) adultes de petites tailles (Suisse, Chamblandes)Femme (1,51m) Homme (1,55m)Squelettes de Chancelade
(préhistoire)
Musées archéologiques de Suisse
Nains d’EguisheimGutmann
(1902)
4 squelettes adultes de petites tailles (France, Eguisheim)Taille estimée de 1,22 à 1,50 mètresNains de Ferrette (folklore)Inconnue
Pygmées de SilésieThilenius
(1902)
4 squelettes adultes de petites tailles (Pologne, Wroclaw)Taille estimée de 1,42 à 1,52 mètresKrasnal (folklore)National Musem (Wroclaw)
Nains de WormsThilenius
(1902)
4 squelettes adultes de petites tailles (Pologne, Wroclaw)Taille estimée de 1,44 mètresBergleute
(folklore)
 City Museum
(Worms)
Nains de la Cave aux féesManouvrier
(1904)
5 squelettes adultes de petites tailles (France, Brueil-en-Vexin)Taille estimée de 1,42 à 1,62 mètresFées
(folklore)
Inconnue
Pygmées du SalèveVan Gennep
(1907)
Plusieurs ossements adultes de tailles réduites (France, Orjobet)Taille estimée de 1,40 à 1,55 mètresPygmées suisses du Néolithique (préhistoire)Musée d’Histoire des sciences (Genève)

Tableau synthétique des différents sites archéologiques des pygmées européens

Ce tableau de synthèse a aussi l’ambition de proposer une autre vision du nanisme en Europe que celle du nanisme achondroplase : non pas que ce nanisme ne soit pas digne d’intérêt, mais cette histoire a déjà été maintes fois relatée, que ce soit sur un versant littéraire et romantique (Victor Hugo et Honoré de Balzac avec les crétins des Alpes, Louis Ramond de Carbonnières avec les cagots) ou bien sur un versant médical et hygiéniste (Jean-Étienne Esquirol avec les crétins des Alpes, Miguel Moyrata avec les Golluts de Catalogne).

     Ainsi, modestement, nous essayons de rassembler les indices osseux autour d’un nanisme ancestral et adaptif durant la période néolithique. Ce nanisme « harmonieux » présent chez certains hommes du Néolithique semble logique : les ressources naturelles étant plus rares dans un écosystème montagneux et forestier que dans un écosystème prairial ou littoral, la taille maximale a tendance à réduire au fil des générations afin de s’ajuster aux besoins alimentaires de ce nouvel habitat plus âpre et hostile. Dans un milieu naturel moins clément, les espèces les plus petites deviennent invariablement les plus compétitives et les plus aptes à la survie.

     Frappé par la cohérence anatomique de son pygmée de Vérone, l’anthropologue Giuffrida-Ruggeri s’exprima ainsi : « Quant aux pygmées, l’ensemble de leurs caractères montrent qu’on a affaire à une race spéciale et non à une dégénérescence fortuite. Le plus frappant est la soudure des épiphyses, alors que dans le nanisme pathologique, elles restent libres jusqu’à un âge assez avancé » (Giuffrida-Ruggeri, « Ossements du Néolithique récent trouvés à Vérone. Contribution à la connaissance des pygmées préhistoriques », L’Anthropologie, XV, 1904).

     Ce tableau de synthèse s’est aussi restreint au bornage chronologique de la période néolithique, qui va de 8000 à 4500 ans B.P. Nous aurions pu élargir notre base de données à d’autres périodes plus lointaines comme le Mésolithique et le Paléolithique ou bien à des périodes plus avancées comme l’Antiquité. A ce titre, les Bajocasses, peuple celtique armoricain, représentaient sur leurs pièces de monnaies des nains cavaliers (deux occurrences connues et documentées)  qui étaient difformes, le corps soufflé affublé de petites jambes et surmonté d’une grosse tête et probablement d’une puissante chevelure couvrant tout le dos nu.

Monnaies attribuées aux Bajocasses et représentant un nain cavalier

     Chers lecteurs de Strange Reality, il est de notre devoir, lorsque nous étudions des sources traitant de l’anthropogénèse au XIXe siècle, de les replacer dans leur argumentation d’origine, tant la recherche d’un passé glorieux et d’une noblesse nationaliste a pu aboutir aux thèses racialistes les plus abjects, des travaux d’Arthur de Gobineau (l’inégalité des races humaines) à ceux de Cesare Lombroso (la théorie du criminel né). Ce travail était d’autant plus nécessaire que certains des savants phares de la théorie pygmée auront humé « l’air du temps », à l’instar de Georges Vacher de Lapouge, auteur en 1899 du peu recommandable L’Aryen, son rôle social.

    Nonobstant, tous ces chercheurs de la théorie pygmée (Lapouge, Sergi, Kollmann, Haliburton, Moyrata, Thilenius, Zaborowski) auront échafaudé avec les moyens à leur disposition l’hypothèse du peuplement néolithique de l’Europe fondé sur le progressif remplacement d’une population autochtone moins évoluée (Homo alpinus, race lapone, race tartare, brachycéphales, bruns, petite taille) par une population plus évoluée venant de l’Europe du Nord et de l’Asie (Homo nordicus, race finnoise, dolichocéphales, blonds, taille élevée).

    Fort des dernières analyses ADN, cette hypothèse de départ n’a jamais été invalidée par la communauté scientifique qui propose actuellement la théorie du refoulement progressif des populations néolithiques antérieures (dont les chasseurs-cueilleurs Cro-Magnon) par deux vagues indo-européennes de grande ampleur (les fermiers néolithiques d’Anatolie puis les semi-nomades de la culture de Yamma).

2 commentaires

  1. Bonjour !

    Merci pour votre travail.

    Je me demande comment expliquer que les découvertes soient temporellement localisées sur un temps si court (au contraire de l’étendue géographique de votre choix de donnés !).

    Vivement de nouveaux écrits,

    Cordialement,

    Jules

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    1. Merci Jules pour votre soutien et votre remarque très pertinente. Dès les années 1850, la paléontologie et l’archéologie sont en vogue, notablement emulées par un désir d’anthropogénèse. A partir de 1896 et de la publication des résultats sur les pygmées suisses de Kollmann, une véritable fièvre de la recherche archéologique s’empare des cercles savants européens, d’où cette explosion de sites archéologiques en une petite dizaine d’années (1896-1905).

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