L’héritage des pygmées suisses

Chers lecteurs de Strange Reality, nous vous invitons dans le présent article à considérer l’onde de choc générée par les travaux précurseurs de Julius Kollmann concernant les pygmées du Néolithique (1894) sur le territoire-même de la Suisse. Cet espace alpin est déjà riche en contes et légendes de toutes sortes sur les nains : s’y trouvent notamment les Gogwärgini, nains travailleurs qui vivaient dans le Haut-Valais. Le petit village de Fiesch leur rend hommage en leur consacrant un sentier pédagogique de 5 kilomètres décoré par huit statues en bois représentant ce petit peuple. Nous verrons que d’autres récits leur sont dédiés, alimentant ainsi un fond patrimonial fort riche et cohérent.
Le sel des nains et autres contes suisses
Plusieurs histoires locales datant du XVIe siècle associent les nains suisses à la découverte du sel. L’un d’eux met en scène Jean, chevrier de Panex qui, errant un soir dans la forêt, aperçoit une lueur émanant d’une faille dans la roche. Il s’y faufile et découvre une caverne avec trois nains aux vêtements recouverts d’une étrange poussière blanche et brillante. Quand il les interroge sur l’origine de cette poudre, ils se moquent de lui en évoquant un trésor exploité au nez et à la barbe des humains.

Intrigué, Jean les suit dans une grotte où s’affairent des centaines de nains. Ils extraient de la roche cette mystérieuse poudre scintillante, qui n’est autre que du sel. Enthousiasmé par sa découverte, Jean veut partager ce secret avec les habitants de la région, mais, après avoir goûté un breuvage des nains, il est plongé dans un profond sommeil. Quand il se réveille, cent ans se sont écoulés et plus personne ne le reconnaît. Ce n’est que lorsqu’il croise son arrière-petite-fille que son histoire de trésor enfoui et de nains est enfin prise au sérieux. C’est ainsi qu’a débuté, à Salin-sur-Ollon dès 1534, l’exploitation de la première mine de sel de Suisse.

Des variantes de ce conte vont changer le nom du protagoniste (Jean le chevrier devenant… Jean Bracaillon), mais le fond du récit reste le même : les nains sont détenteurs d’un secret de fabrication, à l’exemple de la France avec le secret de la feuille de l’aulne (propriétés antiseptiques de la sève) et en Belgique avec le secret de la soudure (le sable comme accélérateur de fonte).
Le territoire suisse recèle d’autres contes mettant en scène les nains : selon le prieur Johann Siengen (« L’histoire du Lötschental ». Bulletin de la Murithienne, 87 : 3-10, 1970), les Endleutes(hommes de la terre) du folklore suisse aident les fermiers à trouver le bétail égaré et ramassent du bois. Dans les vallées du canton de Berne, ces nains gardent des chamois et confectionnent, à partir de leur lait des fromages très consistants. Ils sont pacifiques et vivent au fond de leurs cavernes, apparaissant rarement aux hommes.
Près du lac Thoune, un conte populaire évoque un nain qui demande asile, seuls les plus pauvres paysans d’un village lui ouvrent et partagent leur frustre repas avec lui. Le lendemain, il déclenche une avalanche qui détruit tout le village, sauf la hutte des paysans qui l’ont recueilli.
Ensuite, les récits sur les nains deviennent de plus en plus mythifiés, comme cette histoire relevée à Stampach : au détour d’une moraine sur le glacier de Stampach, un chasseur d’Eisten rencontre un nain vénérable, vêtu d’une redingote bleue et chaussé de larges bottes. Considérant la vallée à ses pieds, le nain morigène l’étroitesse de son lit et de ses bottes. Quelques temps plus tard, le lac se vide, recouvrant une bonne partie de l’alpage et des forêts attenantes : le nain de Stampach vient d’élargir ses bottes (Christian Vellas, Les légendes les plus étranges de Suisse, éditions Slatkine, 2013). Si ces récits légendaires avertissent à bon escient le randonneur un peu naïf des dangers de la montagne, des hommes de petites tailles, bien plus palpables, s’inviteront dans le débat de la théorie pygmée à la suite d’une nouvelle découverte fossile…
Les hommes de Chamblandes
L’éminemment paléontologue Alexandre Schenk, conservateur du musée d’archéologie de Lausanne, mène des fouilles fructueuses à Chamblandes (quartier de Pully) dès 1901 et tombe sur de curieux ossements du Néolithique datant de 5000 ans B.P : « Aucun signe extérieur ne laissait soupçonner l’existence de ces tombeaux ; ils étaient tous construits en dalles brutes et mesuraient environ deux pieds de largeur et de profondeur sur deux et demi à quatre pieds de longueur ; le plus petit n’avait qu’un pied carré d’ouverture. Plusieurs contenaient les débris de deux squelettes, l’un en renfermait même quatre, et dans toutes ces tombes on voyait, d’après la grandeur des ossements, que les corps avaient été reployés pour y être déposés et que la tête avait été placée à l’extrémité du côté du soleil levant. On n’a recueilli auprès de ces squelettes qu’un petit couteau en silex et un fragment de stéatite, aplati et taillé sur les bords » (Alexandre Schenk, « Les sépultures et les populations préhistoriques de Chamblandes », Revue Historique Vaudoise, 1901).
Le paléontologue allemand poursuit alors sa description anatomique : « L’étude des squelettes de Chamblandes dénote une race absolument homogène, caractérisée par une face haute et étroite, légèrement prognathe, une musculature développée, une taille masculine d’1m60 et une taille féminine d’1m50. Quelques cranes même paraissent dénoter un croisement entre les populations immigrantes néolithiques et les populations indigènes descendant de l’époque paléolithique » (Alexandre Schenk, Op.cit.).


Les tombes de Chamblandes comprenant pour la plupart deux squelettes recroquevillés.(Fouille et relevé d’Albert Naef, 3 mai 1901)
Au jeu des comparaisons anatomiques, le paléontologue suisse se permet même une digression autour des Pygmées du Salève défendus à la même époque par Arnold Van Gennep : « Ils devraient être considérés vraisemblablement, dit-il, comme les descendants de la race paléolithique magdalénienne de Laugerie-Chancelade, qui aurait habité la Suisse à l’époque glaciaire (grottes du Scé, à Villeneuve, de Veyrier, au Salève) et qui se serait perpétuée en Suisse comme en France jusqu’au néolithique. Cela est plausible d’autant plus que les hommes en question sont de petite taille » (Alexandre Schenk, Op.cit.).
Depuis 1901, de nombreuses découvertes ont enrichi le site archéologique de Chamblandes (quartier de Pully), qui est devenu au fil du temps la plus vaste nécropole néolithique de toute la Suisse. Ainsi, une centaine de tombes en forme de cistes de pierre furent découvertes entre 1825 et 2021, notamment à Chamblandes, au-dessus de Lutry et à Pierraz-Portay.

Ces tombes étaient formées de cinq dalles brutes, et mesuraient environ 60 cm de large et de profondeur sur environ 1,05 m de longueur. Elles étaient orientées de l’est à l’ouest, et contenaient souvent deux squelettes, parfois jusqu’à cinq. La population préhistorique de Chamblandes enterrait leurs morts en position repliée sur le côté gauche, genoux au niveau du thorax et la tête à l’est. Le mobilier funéraire, généralement très pauvre, se composait de défenses de sanglier portées comme cuirasse, des colliers en coquilles méditerranéennes, des morceaux d’ocre rouge et jaune, hache en pierre polie ainsi que des pointes de lance en silex, mais pas de poterie. La présence de grains de corail et de coquilles méditerranéennes dans les sépultures, dénote déjà à cette époque reculée, des relations commerciales diverses entre les populations primitives de l’Europe.

Un article du Journal de Pully, daté de mars 1943 et signé J.-P. Jd., nous apprend que deux nouvelles tombes néolithiques ont été découvertes au croisement du chemin de Verney et du chemin de Chamblandes lors de travaux pour la pose d’un collecteur par la société Balma. D’autres tombes existaient sur place, mais ont été ravagés par les coups de tractopelles…
La dernière grosse trouvaille à Chamblandes date d’à peine 2021. La société d’investigations archéologiques Archeodonum a exhumé huit nouvelles tombes à quelques mètres du site premier. Elles étaient faites de dalles de molasse, sur une superficie d’à peine 10m2. Elles sont apparues à une faible profondeur, entre à peine 0,5 et 0,7 m, et leurs dalles de couverture très fragmentées, n’étaient que partiellement conservées.


Nouvelles fouilles archéologiques à Chamblandes (Archeonodum, 2021)
Deux tombes étaient intactes au centre de la tranchée, les autres ayant subi des dommages occasionnés par des creusements récents, en lien avec les réseaux urbains. Trois seulement ont livré des restes osseux, à chaque fois des morceaux de crânes. La taille réduite des différents coffres, ainsi que la très faible quantité de restes osseux conservés, nous donnent des informations, dans le sens ou ces éléments semblent indiquer qu’il s’agit, selon la société Archeodonum, « de tombes d’individus à minima immatures, voire très jeunes ». Le dossier reste sous instruction, et nous ne manquerons pas de le compléter lorsque nous aurons plus amples informations.
Le mythe de la race noble
Sigismond Zaborowski, éminent professeur à l’école d’anthropologie de Paris, est le premier savant à concevoir une corrélation entre les hommes de Chamblandes et les hommes lacustres, deux groupes humains habitant les pourtours du lac Léman au Néolithique : « Des haches semblables à celles des hommes de Chamblandes ont cependant été trouvées à Meilen sur le lac de Zurich, à Robenhausen sur le lac de Pfâffikon, dans la station de la pierre de Haumesser, sur le lac de Zurich, dans la station lacustre de Haltnau, etc. ». Il est bien évident qu’elles établissent un certain synchronisme entre les sépultures de Chamblandes et les stations lacustres qui se rattachent pour la plupart à la dernière phase du néolithique » (Sigismond Zaborowski, « L’âge des sépultures néolithiques de Chamblandes en caisses de pierre à squelettes repliés », in. Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, V° Série. Tome 5, 1904. pp. 610-615).
Les Lacustres formeront une population néolithique qui jouera un très grand rôle dans l’imaginaire helvétique : vivant à quelques encablures des hommes de Chamblandes et sur un même temps préhistorique, cette nouvelle communauté sera plus raffinée et construira des sites palafittiques tout autour du lac Léman, c’est-à-dire des habitations sur pilotis qui leur permettent de profiter des bienfaits de la pèche.

Les palafittes préhistoriques comprennent 111 sites répertoriés dans les Alpes qui sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2011. Ces sites sont exceptionnellement bien conservés par la tourbe, et permettent d’avoir une bonne documentation sur les premières sociétés agraires des Alpes entre 7000 et 2500 ans BP. Les « palafitteurs » ou Lacustres, habiles constructeurs, ont été l’objet de bien des interprétations au XIXe siècle, à commencer par une vision très fantasmée de leurs villages sur pilotis que l’on pensait posés sur une immense plateforme centrale en bois.

Cette recherche archéologique autour des villages lacustres connaît une grande effervescence dès l’année 1854 et la découverte par Ferdinand Keller du premier site à Meilen. Des archéologues amateurs s’emparent de la question, pillent les pourtours du lac Léman et revendent leur butin aux antiquaires. C’est le départ d’une folie lacustre : « Cette popularité dépassera même clairement le domaine scientifique. Grâce à certains épisodes largement médiatisés, la « fièvre lacustre » s’empare bientôt du public, pour devenir en quelque sorte un phénomène de société. Des poètes, des auteurs de théâtre, des publicistes s’approprient ce passé ; on compose des chants, des poèmes, des pièces lacustres. Et lors des cortèges historiques organisés à l’occasion des fêtes populaires, des citoyens défilent dans les rues pavoisées, déguisés en Lacustres » (Marc-Antoine Kaeser, « Des fantasmes d’une Suisse insulaire : le mythe de la « civilisation lacustre », La Suisse, Période moderne, 2006. p. 180).
Ces hommes lacustres intéresseront vivement Sigismond Zaborowski : dolichocéphales, de grandes tailles, évolués, ils contrastent admirablement bien avec les hommes de Chamblandes qui étaient brachycéphales, de petites tailles, archaïques. Le savant suisse délaisse peu à peu la trouvaille archéologique d’Alexandre Schenk (homme de Chamblandes) pour s’intéresser tout particulièrement à celle de son homologue Ferdinand Keller (homme lacustre). Ces palafitteurs, si raffinés, seraient arrivés sur le territoire suisse après les hommes de Chamblandes et auraient commercé avec eux, d’où la présence de coquillages, d’outils et de haches dans les deux communautés. Mais d’où viennent ces palafitteurs ? D’où vient ce peuple néolithique, si adroit et si évolué ? Cette question lancinante taraudera Zaborowski, qui y apportera une réponse originale à la fin de sa carrière : les peuples lacustres de Suisse seraient les descendants de la race finnoise.
Selon le savant suisse, les Finnois seraient de bien meilleurs candidats que les hommes de Chamblandes au titre de nobles ancêtres de la nation suisse. D’ailleurs, les Lapons, inclus dans le peuple finnois, étaient de faibles envergures : « Or, parmi les Finnois, on comptait en première ligne, à cause de leur langue, les Lapons, des hommes qui sont parmi les plus petits et dont le crâne est des plus courts. Dans la Finlande, centre Finnois resté politiquement autonome et, sans doute, relativement indemne altération, on trouvait de grands et de petits hommes, mais en général tous avaient le crâne arrondi. Les Ostiaks eux-mêmes si loin du passage des grandes migrations, à l’abri des bouleversements, étaient petits et passaient pour avoir le crâne court » (Sigismond Zaborowski, « Les Finnois », in. Annales de Géographie, t. 10, n°50, 1901. pp. 140-147).
Zaborowski teinte ensuite son article scientifique de touches subjectives, en tirant des hypothèses hâtives de photographies en noir et blanc : « Or Mr de Baye envoyait dernièrement deux portraits de Votiaks [ndlr : peuple finnois], mari et femme. Je ne peux distinguer dans la figure de la femme modérément ronde un seul trait qui me permette de la séparer des Slaves les plus fines. Les Ruthènes sont souvent complètement indemnes de sang mongolique. Et quant au mari blond avec son nez droit, ses cheveux fins bouclés, sa barbe bien fournie, son visage ovale, il est aussi éloigné que possible des divers types communs des populations asiatiques » (Sigismond Zaborowski, Op. cit.). Ainsi, galvanisé par ses convictions personnelles, le savant suisse reconnaît dans les Finnois bien plus de traits caucasiens, voir scandinaves, que spécifiquement asiatiques.

Les Finnois, dernier peuple autochtone aux portes de l’Europe en ce début de XXe siècle, devient pour Zaborowski la dernière poche de survivance authentiquement caucasienne enclavée dans un vaste espace asiatique. Selon le narratif mis en place par le savant homme, le Néolithique connaîtra dans les Alpes un lent remplacement du type alpin, petit, brun et brachycéphale (Homo alpinus/Salève/Chamblandes) par un type européen, grand, blond et dolichocéphale (Homo europeus/Lacustres/Finnois).
Cette nouvelle anthropogénèse des Suisses, énoncée dès 1901, est tellement fantasmée qu’elle servira de terreau fertile à la thèse aryaniste via le dernier grand essai scientifique de Zaborowski : Les peuples Aryens d’Asie et d’Europe (1908). Ce brillant préhistorien, au fil de sa quête des origines, a tenté de conforter ses convictions personnelles au détriment d’une compréhension complexe du peuplement ancien de la Suisse.
Il est toujours périlleux d’approfondir le parcours complexe d’un préhistorien qui a dérivé vers les thèses racialistes les plus éculées, même si l’on prend bien gare de replacer le dossier scientifique dans son argumentation d’origine. Mais si l’on fait abstraction des égarements nationalistes de Zaborowski, le dossier suisse connait un véritable renouveau depuis l’onde de choc des Pygmées suisses de Julius Kolmann (1894) grâce aux recherches d’Alexandre Schenk sur le site de Chamblandes (1901). Mais qu’en est-il actuellement de la véritable matrice de cette théorie pygmée ? Où en est l’état de la question sur le site-même de Schaffouse ?

Le dossier est à présent pris au sérieux par la communauté scientifique et les dernières recherches nous permettent d’être optimiste : d’abord, Elisabeth Langenegger a publié un livre de fouilles en 1994 ; ensuite, la majeure partie du matériel osseux est revenu au Museum zu Allerheiligen de Schaffouse ; enfin, la commissaire d’exposition Franziska Pfenninger prend acte de l’héritage de Kollmann et estime que des analyses adn plus poussées sur ces fossiles pourraient avoir lieu prochainement. Chers lecteurs de Strange Reality, gardons en mémoire ce bon mot de Jean-Pierre Jaroux : « Pas de patience, pas de science ».
Merci pour votre travail !!
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Merci Jules de nous soutenir dans nos écrits et nos recherches. Ce dossier néolithique des communautés de petites tailles méritent toute notre attention !
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