Au Nord et à l’Est de l’Europe

Chers lecteurs de Strange Reality, alors que la théorie pygmée bat son plein dans le sud de l’Europe, des pygmées de Soubès aux pygmées de Vérone en passant par les golluts d’Espagne, que se passe-t-il au nord du vieux continent ? Les pays au-delà de la mer Baltique sont-ils eux aussi emportés par la fièvre des pygmées suisses initiée en 1894 ? En Scandinavie, le débat ne semble pas d’actualité au cours du XIXe siècle, bien que le folklore soit très riche en nains archétypaux.
La mythologie nordique
Dans la mythologie nordique, les nains, dvergr en vieux norrois, sont des créatures vivant sous terre, dans les pierres, les montagnes et les tertres. Mentionnés dans les Eddas et les sagas nordiques, ils se caractérisent par leur habileté (surtout en tant que forgerons), et possèdent parfois des pouvoirs magiques et une grande sagesse. La croyance en des nains caricaturaux, de petite taille et généralement malins et mystérieux, est restée dans le folklore populaire nordique, même des années après la christianisation de ces contrées par Saint Olaf (995-1030) au début du Xie siècle.

La Völuspá ou Prophétie de la voyante en français est un poème anonyme en vieux norrois de mythologie nordique probablement composé vers l’an mille. Il s’agit sans conteste de la plus célèbre œuvre parmi les poèmes mythologiques contenus dans l’Edda poétique. Dans ce poème, deux nains puissants vivants sous terre, Mótsognir et Durin, façonnent à leur image une soixantaine de nains à l’exemple de la création d’Adam et Eve dans les récits bibliques. Dans le même receuil, nous trouvons aussi la présence de quatre nains soutenant la voute céleste : Nordri (Nord), Surdri (Sud), Austri (Est) et Vestri (Ouest).


Reconstitution actuelle sous forme de totem des quatre nains supportant le ciel
Cette idée que les nains vivent sous la terre et les montagnes est profondément inscrite dans les croyances nordiques. Ceci est attesté dans les Kenningar des XIe et XIIe siècles ainsi que dans les sagas des XIIIe et XIVe siècles.
L’expression en vieux norrois pour l’« écho » est dvargmáli (« cri de nain »), ce qui confirme l’idée des nains vivant à l’intérieur des montagnes. Des sagas tardives expliquent que pour attraper des nains, il faut attendre qu’ils surgissent de leurs pierres. Dans le poème eddique Alvíssmál, le nain Alvíss explique à Thor qu’il vit dans la terre, sous une pierre. Dans le poème scaldique Ynglingatal (strophe 5) ainsi que dans la Saga des Ynglingar de Snorri (qui paraphrase le poème précédent), un nain attire le roi suédois Sveigdir à l’intérieur d’un vaste tertre néolithique.
Le nisse et le tomte sont des petites créatures humanoïdes du folklore scandinave, qui semblent très protectrices et bienveillantes envers les humains. Le tomte est plutôt un jeune nain et s’occupe des enfants et de la maison du fermier, et les protège contre la mauvaise fortune, en particulier la nuit, pendant que les occupants sont endormis. Il a une fonction protectrice évidente du foyer, comparable en cela aux dieux lares du panthéon romain. Le nisse est souvent représenté comme un petit homme âgé, dont la taille est la moitié de la taille d’un homme adulte. Il porte souvent une grosse barbe, est vêtu d’une tenue de travail de paysan et aide le fermier dans les champs et dans sa propre maison, recevant en récompense le fait de manger à la table du chat.

Les nains polonais
Apparenté à la figure du nain scandinave, le krasnal ou bien karzelek hantent les galeries souterraines de la Pologne. Cette nouvelle figure du nain est ainsi associée aux travaux de la mine. De nature altruiste, il n’hésite pas à protéger les mineurs des dangers souterrains et à les guider vers les zones recélant les matériaux précieux dont ils ont besoin. Mais attention : si les travailleurs ne respectent pas ses règles, il aura vite fait de les jeter au fond d’un gouffre ou de créer des éboulements. Afin de commémorer leur présence passée, la mine de sel de Wieliczka, fermée en 1996 et désormais transformée en musée, a réservé une pièce dédiée à ces petites créatures humanoïdes en constituant des statues de sel à leurs effigies.

Le krasnal de la légende polonaise est aussi mis à l’honneur dans la ville de Wroclaw depuis le début du XXIe siècle. Mais d’où proviennent ces nombreuses statuettes disséminées partout dans la vieille ville ?
En 1981 nait le mouvement anarchiste Alternative Orange (Pomarańczowa Alternatywa) qui n’a aucune revendication politique si ce n’est la volonté de braver l’État dans les rues de Wroclaw. Ainsi, les membres peignent des lutins sur les murs, organisent des happenings joyeux (une réunion de pères noël ou de lutins) ou distribuent des tracts absurdes détournant la propagande communiste : « Aide la milice, frappe-toi tout seul ». Nous sommes alors dans les dernières années de la guerre froide, et la période de dégel est propice aux nombreuses manifestations étudiantes et au militantisme des syndicats dont le célèbre Solidarność qui posa tant de soucis au gouvernement en place.


Les anarchistes d’Alternative Orange et leurs lutineries absurdes en pleine guerre froide (1981)
Afin de commémorer les 20 ans d’Alternative Orange, un nain, symbole du mouvement, est officiellement placé en 2001 dans la rue Świdnicka où le groupe avait l’habitude de se réunir. Rafał Dutkiewicz, maire de Wrocław depuis 2002 et ancien membre de Solidarność, est naturellement propice aux idées libertaires d’Alternative Orange. En 2003, il encourage l’art urbain et finance un jeune artiste polonais, Tomasz Moczek, diplômé de l’Académie des Arts et du Design à Wrocław, qui conçoit alors les cinq premières statuettes qui seront placés dans la rue en août 2005. Ce sont l’escrimeur près de l’Université de Wrocław, le boucher à Stare Jatki, les deux Sisyphe dans la rue Świdnicka et le laveur près du pont Piaskowy.




L’escrimeur, le laveur, les deux Sisyphe, le boucher; Les cinq premières statuettes conçues par Tomasz Moczek (2003-2005)
Depuis 2005, leur nombre n’a fait qu’augmenter, et désormais, ils forment incontestablement l’une des attractions les plus réputées de la ville. À ceux qui aiment combiner leurs visites touristiques à Wrocław avec la recherche des nains sont proposés des brochures spéciales et des visites guidées. En 2015, les nains à Wroclaw étaient estimés à plus de trois cent cinquante exemplaires. Mais avant la folie de ces statuettes de nains, la ville de Wroclaw n’a pas échappé à la fièvre de la théorie pygmée du début du XXe siècle.
En effet, l’anthropologue Georg Christian Thilenius, professeur à l’Université de Wroclaw, a apporté en 1902 une contribution significative au dossier des pygmées européens dans la ville-même de Wroclaw : « En examinant les restes squelettiques préhistoriques prenant la poussière dans le Musée des Antiquités de Silésie à Wroclaw, nous avons un certain nombre d’individus dont la longueur du corps est si petite que nous pouvons parler à juste titre de pygmées. Les restes en question proviennent de Rotschlof, Jordansmühlet Schwanowitz,c’est-à-dire de la région la plus fertile de la Silésie entre Wroclaw et le Zohten, qui a donc aussi connu un peuplement continu depuis la période néolithique. Malheureusement, le nombre exact de crânes individuels demeurent indéfinis tant le matériel osseux est fragmentaire » (« Pygmées préhistoriques en Silésie », Globus, n°81, 1902).

D’abord, Thilenius emprunte la méthode de détermination des tailles empruntée à Léonce Manouvrier sur les quatre individus de Wroclaw dont les fémurs sont en bon état :
Rotschlof a) : fémur (391 mm) taille estimée (1,496 m)
Rotschlof b) : fémur (399 mm) taille estimée (1,523 m)
Jordansmühl : fémur (394 mm) taille estimée (1,506 m)
Schwanowitz : fémur (370 mm) taille estimée (1,429 m)
Ensuite, le savant polonais compare le matériel osseux de Wroclaw avec les restes des pygmées suisses décrits par son collègue Julius Kollmann, qui estime leur taille entre 4 pieds 2 pouces (1,355 m) et 4 pieds 11 pouces (1,499 m).
Enfin, Thilenius rapporte que le musée de Worms en Allemagne fournit un fémur adulte de 375 mm, donc se rapportant à un individu d’une taille moyenne de 1,445m.
Le savant observe que ces os ne présentent aucune trace de dégénérescence pathologique, et l’inférence qui en résulte est qu’ils représentent une race spéciale d’hommes de petite taille ou de nains. Le professeur Thilenius, emboitant le pas de Kollmann, semble préférer le terme pygmée qui est plus propre à désigner une race endémique, le terme dwarf (nain) étant considéré comme applicable aux spécimens pathologiques d’une race de taille ordinaire : « La plupart des auteurs, cependant, ne font pas une telle distinction ; et en effet, « pygmée » est loin d’être strictement exact lorsqu’il s’applique à personnes de 4 ou 5 pieds de hauteur. Le professeur Windle déclare que les gens peuvent être décrits comme « pygmées » lorsque la moyenne de la stature masculine ne dépasse pas 4 pieds 9 pouces (1,450 m) » (Thilenius, op.cit).
Comme à Schweizersbild, les autres vestiges osseux mentionnés sont élancés, et les formes bien profilées, sans aucune trace de dégénérescences pathologiques ; ce matériel osseux peut donc se référer, d’après la terminologie de Kollmann, à des « pygmées » et non à des « nains ». Ainsi, en Silésie, durant le Néolithique, se trouve à côté des représentants de tailles classiques (moyenne de 1,640m) des individus de petites tailles (moyenne de 1,480m).
La distribution temporelle est d’un grand intérêt pour ces pygmées. Dans le Rheinthal, ils appartiennent à la période néolithique ; en Silésie, au contraire, la découverte de Rotschlof date de la première période de l’âge du bronze ; à Jordansmühl sans doute de l’époque romaine ; à Schwanowitz, le spécimen semble plus récent et daterait de l’époque slave.
Ces pygmées européens étaient présents sur notre territoire il y a encore un millénaire, où en Occident comme en Orient, des individus sains et proportionnés des deux sexes avec une taille de 1,450 à 1,500m n’étaient pas rares. Ces pygmées « romains » et ces pygmées « slaves » actuels sont les survivants d’une race antérieure datant du Néolithique.
Outre ce matériel silésien (Wroclaw) et allemand (Worms) très précieux, l’érudition de Thilenius va jusqu’à mentionner l’existence de restes osseux similaires trouvés en France à Eguisheim (en Basse Alsace, près de Colmar). Le chercheur alsacien qui a étudié la question, M. Gutmann, décrit un groupe de personnes dont la stature varierait entre 3 pieds 11 pouces (1,200 m) et un peu moins de 5 pieds (1,520 m).
Cette dernière mention dans le texte scientifique de Thilenius évoque immanquablement un riche dossier du folklore alsacien : les nains de Ferrette. « Il y avait un temps où la Caverne des Loups (Wolfshöhle), située à quelque distance de Ferrette et enfoncée dans les rochers de la Heidenflüe, était habitée par une peuplade de nains […]. Ils n’avaient point d’enfants et jouissaient d’une jeunesse éternelle. Souvent ils prenaient plaisir à descendre dans la vallée et à entrer dans les habitations dispersées çà et là sur les flancs de la montagne, et leurs voix douces et mélodieuses cherchaient à imiter le langage des pâtres et des laboureurs qu’ils venaient visiter » (Revue d’Alsace, 1851). Trahis par les villageois de Ferrette à la fin du Moyen-âge, ils partirent vers la frontière suisse pour aller s’établir très loin, en Autriche. Serait-ce une nouvelle piste géographique à étudier pour les pygmées européens ?
La mythologie autrichienne
L’Autriche connaît au Moyen-âge deux catégories ambivalentes de nains : soit un esprit maléfique (le druden), soit un esprit bénéfique (le klomks’tomte). Nains des hauts pays, les klomks’tomtes vivent sur les pics les plus inaccessibles des montagnes d’Allemagne et d’Autriche. D’un teint pâle et malingre, leur visage est anguleux. Nonobstant leur physique peu avantageux, ils sont d’excellents orfèvres, ainsi que des travailleurs acharnés de la mine.
Afin d’accréditer cette légende médiévale, des galeries souterraines protohistoriques ont été trouvées et semblent avoir été creusées par des hommes dont la taille serait plus petite que la moyenne. Cependant, ceci ne constitue en aucun cas une preuve irréfutable : la recherche de métaux rares demandant de très longues galeries, il était moins coûteux en temps et en énergie de creuser des filons très étroits, quitte à y faire entrer des enfants pour les exploiter.
Cette difficulté théorique semble résolue dès le Moyen-âge où les plus grandes compagnies minières, notamment la confrérie de Venise, emploient des nains achondroplases qui sillonnent toutes les Alpes pour faire les basses besognes et exploiter les filons les plus étroits et les plus ingrats. Ce sont les bergleutes, nains travailleurs, sociables, rigolards et portés sur l’alcool.

D’ailleurs, les plus anciens nains de jardin en Europe rendent hommages aux bergleutes médiévaux. Conçus par Johann Bernhard Fischer von Erlach entre 1690 et 1695, ce sont des statuettes en marbre conservées au château Mirabell à Salzbourg en Autriche. Les douze nains conçus originellement représentent les douze mois de l’année, identifiés par des attributs typiques de la vie quotidienne des paysans.




Quatre des douze nains en marbre du château Mirabell (1690-1695)
Chers lecteurs de Strange Reality, si tant de mystères nains restent à déchiffrer sur les terres scandinaves et autrichiennes, je vous remercie de m’avoir permis cet approfondissement du dossier des pygmées européens sur les terres polonaises, et surtout cet éclairage si nécessaire sur le parcours de Georg Christian Thilenius.
Sans aucun doute galvanisé comme tant d’autres chercheurs (Vacher de Lapouge, Van Gennep, Giuffrida-Ruggeri, Moyrata) par les travaux précurseurs de Julius Kollmann sur les pygmées suisses (1894), le savant polonais, fraîchement nommé professeur d’anthropologie à l’université de Wroclaw (1900), s’empare avec passion du passé de son pays et propose une anthropogénèse polonaise fort originale avec un article scientifique dans Globus sur « Les pygmées de Silésie » (1902).
Si la pertinence de ces vues anthropologies peut être discutée, le savant démontre un effort tout à fait louable de synthèse scientifique, passant en revue une quantité importante de matériel osseux se rapportant à des individus adultes de petites tailles : quatre spécimens en Pologne (Wroclaw), un spécimen en Allemagne (Worms) et quelques spécimens en France (Eguisheim). Nous verrons dans un prochain article que cette gourmandise érudite autour des pygmées européens enflammera à nouveau le pays d’origine du phénomène : la Suisse.