Pygmées européens 5

En Espagne

Golluts de Catalogne mis en lumière par Miguel Moyrata (1888)

     Chers lecteurs de Strange Reality, le vaste territoire espagnol regorge de faits historiques, légendes et contes léguées par la tradition sur les autres humanités. Javier Resines, chef de file de la cryptozoologie espagnole et guide bibliographique précieux sur le présent article, nous avait déjà mis sur la voie d’un homme sauvage espagnol. Le chroniqueur Sergio Rubia-Munoz (« Wild Men in Spain », Info-journal n° 72, Hiver 1995) a exploré l’état de la question dans les Pyrénées catalanes et l’équipe de Strange Reality a collecté des informations sur l’incident de Bielsa (1993) en Aragon et sur le versant espagnol de la forêt d’Iraty. Mais existe-t-il en Espagne, tout comme en France, en Suisse ou en Italie, une variété humaine spécifiquement naine ?

Mouros et Monos Caretos

     Selon la mythologie portugaise, galicienne et asturienne, les Mouros sont une race de petits êtres qui habitaient les terres de Galice, des Asturies et du Portugal depuis la nuit des temps. Pour les anthropologues galiciens, l’étymologie est proche de muertos, c’est-à-dire les « morts », donc « ceux qui ont disparu ». En effet, pour des raisons inconnues, ils ont été contraints de disparaître de la montagne afin se réfugier sous la terre. Désormais, ils sont généralement vus par les gens au seuil de leurs cavités souterraines. Les Mouros travaillaient l’or, l’argent et les pierres précieuses. Discrets, ils ne sortaient que rarement de leurs grottes, sauf pour prendre de la nourriture. Le mont Pindo en Galice, à l’extrême ouest de la cordillère cantabrique, est la dernière habitation connue de ce petit peuple bien énigmatique.

Parc naturel du mont Pindo (Galice), riche en grottes et en légendes sur les Mouros

        Les Mouros font partie intégrante de l’inconscient collectif des galiciens. Ils sont connus et acceptés à tel point de l’auteure Laura Suarez leur consacre un livre illustré pour enfant en 2011 intitulé Monte Pindo. Historias e lendas do Olimpo Celta.

Les Mouros sont à l’honneur dans l’illustré pour enfants Monte Pindo (2011) de Laura Suarez

     Quittons la cordillère cantabrique où vivent les Mouros pour nous intéresser à l’Andalousie, où trône au cœur de la sierra Nevada le plus haut sommet de la péninsule ibérique : le Mulhacén et ses 3478 mètres d’altitude.

L’Alhambra de Grenade avec en arrière-plan le Mulhacén (3478 mètres)

     Notre collègue Sergio Rubia-Munoz nous avait mis sur la piste d’une légende tenace concernant les Monos Caretos, ce qui signifie les « masques de singe ». Ces créatures sont de petites tailles, nues, et semblent avoir le visage fait comme celui d’un singe. Ils seraient relativement hostiles envers les êtres humains, et n’hésiteraient pas à leur jeter des cailloux ou bien à provoquer des éboulements sur leur passage. Ils pousseraient même le vice jusqu’à couper les cordes des alpinistes et provoqueraient volontairement en hiver des avalanches.

     Ils seraient poussés dans leurs actions malfaisantes par la « malafollá granaína », un grain de folie qui les amèneraient à être constamment de mauvais poils, au grand préjudice des randonneurs. Le seul but des Monos Caretos est de punir ceux qui pénètrent dans la montagne avec trop d’insouciance, sans la peur et le respect qu’elle inspire. Ainsi, la persistance de cette légende n’a d’autre but que d’avertir des dangers de la sublime et hostile sierra Nevada, qui peut devenir un lieu aussi hostile que fascinant.

     Le singe Magot (Macaca sylvanus), présent naturellement à l’extrême sud de l’Espagne (rocher de Gibraltar), a-t-il pu avoir une zone de répartition plus large qui se serait étendue à la sierra Nevada ? Ces légendaires Monos Caretos correspondraient-elles à une population éteinte de singes Magots, effectivement assez agressifs envers l’homme ? Le débat, fautes de preuves circonstanciées, reste ouvert.

Le singe Magot (Macaca sylvanus) de Gibraltar : potentiel candidat pour le Monos Caretos ?

Les nains de Cour

    Davantage qu’avec les nains du folklore, relativement peu présent sur un territoire pourtant vaste, l’Espagne tisse des liens très étroits avec le nanisme médical. Comme toutes les monarchies européennes, la Cour espagnole menait une politique de perpétuation du « sang bleu » par l’endogamie, c’est-à-dire par le mariage entre membres d’une même famille royale. Ces liaisons en vase clos, en autarcie, aboutissaient souvent à des dépressions consanguines dont les manifestations les plus visibles étaient le syndrome de Down (trisomie 21) ou, ce qui nous intéresse dans cette étude, l’achondroplasie (le nanisme pathologique).

Des nains prisés par la Cour d’Espagne : Le nain du Cardinal de Granvelle (1560) d’Antonio Moro (à gauche), Un nain de la Cour d’Espagne (1616) de Juan van der Hamen (à droite)

     C’est dans ce contexte qu’interviennent les nains de la Cour, ces petits héros qui divertirent le vieil Alcazar, considérés comme anormaux mais assez importants pour mériter des portraits consacrés à eux seuls. Depuis l’Antiquité, les monstres étaient très présents dans les Cours européennes, leur fonction était de divertir les puissants.

     Parmi eux, les nains sont les plus précieux : l’Espagne en avait fait sa « spécialité ». Offerts comme cadeaux dans les autres cours, ils jouaient également un rôle politique majeur, notamment en tant qu’espions. Ils étaient aussi là pour servir de contraste : face à eux et à leur disgrâce physique, la famille royale et tous les hidalgos ne pouvaient que se sentir privilégiés par la nature. Ils avaient une fonction de faire-valoir. Le nain symbolise la nature imparfaite, contrastant magnifiquement avec la perfection divine proclamée de la dynastie espagnole.

    Ainsi, la Cour d’Espagne employait beaucoup de nains, nés des alliances monarchiques (consanguinité) ou embauchés dans tout le pays en guise de bouffons royaux et amuseurs publics. Le grand peintre Diego Vélasquez (1599-1660), peintre de la Cour du roi Philippe IV d’Espagne de 1622 à 1660, peignit souvent ces nains avec qui il se prit de tendresse et d’affection.

Nains de la Cour (détails) peints par Diego Velasquez. Dans l’ordre : Portrait d’un nain tenant un livre sur ses genoux (1645), Sebastián de Morra (1645), Francisco Lezcano (1645), Les Ménines (1656)

Les Golluts d’Espagne

     Si l’Espagne connut trace de nains légendaires (Mouros) et de nains achondroplases privilégiés (nains de la Cour), un dossier du XIXe siècle davantage sourcé retiendra fort notre attention : les nains de Val de Ribas. Quelques années avant l’effervescence anthropologique qui s’empara des pygmées suisses du Néolithique (1896), R.G. Haliburton a documenté des cas scientifiques de nains espagnols dès 1891 : « À Gerone au Val de Ribas (Pyrénées catalanes), une population naine a été dûment expertisée par le médecin Miguel Morayta. Ils avaient les cheveux rouges, les mêmes yeux que les Mongols, les nez épatés, les têtes plates, les lèvres proéminentes. Des nains semblaient vivre aussi dans les hautes montagnes au-delà de Murcie (Sierra Espuna), sans toutefois plus de précisions à leur égard » (La survie des nains, Editions Robert Grant, 1891).

     Les nains de Ribes de Freser décrits par R.G. Haliburton existaient bel et bien, c’était une communauté marginalisée qui vivait loin de la ville, dans la zone rurale appelée Vila d’Amunt, très proche des ruines du château de San Pere. C’étaient des personnes de très petite taille, entre un mètre et un mètre cinquante, avec des membres courts, des yeux bridés et ce fameux goitre (gollut en espagnol) qui est venu à les définir par métonymie.

Vielle bâtisse du quartier Vila d’Amunt, au pied du château San Pere

    

Cette communauté méprisée par ses voisins semblait exclue de l’activité minière alors florissante dans la vallée de Ribes, et s’adonnait à la seule occupation dont elle s’acquittait à peu près correctement : garder. Garder les vaches, les cochons, les moutons, les enfants.

     Le Val de Ribas dans les Pyrénées catalanes devient ainsi au XIXe siècle un vaste terrain anthropologique aussi propice que Botzan (agotes) et Grenoble (crétins) pour documenter une certaine décadence de l’hygiène et de l’endogamie sur les populations locales : les photographes se pressent alors pour figer sur le papier glacé ceux que l’on appelle non sans condescendance les golluts de Val de Ribes.

« Sans aucune instruction, ils vivent dans un état d’abrutissement stupéfiant. Ils savent comment ils s’appellent, mais rarement ils se souviennent du nom de leurs parents, et parfois ni celui de la localité où ils habitent. Ils ignorent complètement les nombres. Ils sont très curieux et extrêmement dociles, et même lorsqu’ils ont des recours pour vivre, ils demandent l’aumône en toute occasion, la demandant pour ainsi dire, machinalement. Habituellement, les nains sont vendus ou loués par leurs propres parents à des cirques ambulants ou aux foires pour leur exhibition, comme moyen d’obtenir des misérables entrées d’argent familiales extras, ou simplement abandonnés à leur sort qui les mène à la mendicité ambulante » (Miguel Morayta, « Golluts de Val de Ribes » La Vanguardia, août 1886).

Les golluts, acteurs bien involontaires des cartes postales catalanes (XIXe siècle). Archives personnelles d’Antonio Gascón Ricao

 

Ce portrait physique sans concession des golluts nous est offert par Miguel Morayta, historien et député républicain alors en cure thermale dans le charmant village de Perramon, à deux pas de Ribes de Freser. Romantique à ses heures perdues, le Républicain s’écarte de l’itinéraire bourgeois pour profiter des ruines du château de San Pere en passant par sa bourgade mal famée, la Vila d’Amunt hantée par les golluts. C’est là qu’il croise la route des déshérités du Val de Ribes et qu’il décide de rendre compte de cette situation locale dans le journal catalan La Vanguardia en 1888.   

Dessin du député républicain Miguel Morayta dans El País (1903)

   

     L’affaire des Golluts, alors uniquement locale en 1888, prend vite de l’ampleur en s’inscrivant à l’échelle européenne lors d’un Congrès tenu à Bruxelles en 1894 : d’abord, Miguel Morayta, sur la base descriptive de gens de petites tailles et aux yeux bridés, postulera sur la primitivité des golluts et la survivance possible d’une race tartare ; ensuite, R. G. Haliburton, conformément à son discours scientifique sur la survie des nains, rattachera les golluts à une hypothétique race européenne préhistorique ; enfin, le Congrès belge, d’obédience catholique, reviendra sur la misère de ces pauvres hères, dont l’état actuel peut s’expliquer médicalement par la consanguinité (nanisme) et le manque d’hygiène (goitre). La question a même été débattue, au plus fort de l’affaire, par l’Académie des sciences de Madrid (1895), mais personne n’osa relever le défi de l’origine tartare défendue par Morayta : soit car la cause médicale et pathologique était privilégiée, soit car les golluts étaient des humains comme les autres, donc à l’image de Dieu. Le député républicain poussa le souci scientifique jusqu’à demander aux autorités locales des crânes de golluts pour étude anatomique, ce qui lui fut froidement refusé.

La craniométrie était alors en vogue afin d’étayer des thèses racialistes

     Multipliant les articles et les controverses dans les journaux espagnols (La Vanguardia, El Globo, El Taga), Morayta s’attirera les foudres des élus locaux car la situation misérable des Golluts est une démonstration éclatante de la mauvaise gestion municipale des villages de la vallée en termes d’hygiène. Ces articles cruels à l’égard des golluts, consolidés par des cartes postales morbides qui fleurissaient un peu partout, entraînèrent des conséquences dramatiques sur le tourisme thermal de la vallée, comme le souligna le chercheur local Antonio Gascón Ricao ( El caso de los Golluts de Ribas de Freser ).

     Une fois n’est pas coutume, les pauvres golluts en payèrent les pots cassés : ils furent expulsés par les riverains de la Vila d’Amunt vers le quartier en pente de La Garrotxa. Ensuite, la source des golluts fut rebaptisée fontaine de la gare. Enfin, une question se pose : les derniers résistants du quartier de la Vila d’Amunt furent-ils massacrés ? L’interrogation est tout à fait légitime, car des squelettes de petites personnes ont été retrouvés dans les années 1980 à côté de l’ancien château de San Pere.  

     Si ce massacre des golluts n’est pas certain, il est plus que probable qu’ils aient progressivement disparu par l’abandon des pratiques endogamiques et l’amélioration des conditions d’hygiène, notamment grâce au sel de table et à la consommation d’eau de source d’altitude au détriment de la source des mines trop faible en iode. Les derniers golluts des Pyrénées catalanes se sont éteints, tout comme les cagots des Pyrénées françaises, au début du XXe siècle. Néanmoins, certains initiatives récentes honorent leur mémoire, à l’image d’un festival de cinéma créé en 2013 à Val de Ribes et de la parution du livre  Els misteris dels golluts o nans de Ribes (Terra Gollut, 2011) de Miquel Sitjar i Serra et Joaquim Roqué Paret.

Le XXIe siècle entreprend un travail de mémoire en hommage aux golluts. Festival Gollut (Cinéma)  à Ribes de Freser ; Livre Els misteris dels golluts o nans de Ribes

     Chers lecteurs de Strange Reality, nous sommes déjà assez avancés dans notre recherche pour dégager deux approches fort différentes mais néanmoins complémentaires dans l’étude des pygmées européens : d’une part, une voie romantique et spéculative fondée sur les recherches folkloriques (Arnold Van Gennep, R. G. Haliburton) ; d’autre part, une veine scientifique fondée sur des dépôts osseux étudiées avec soin par l’école suisse (Kollmann, Nuesch), française (Lapouge) et  italienne (Sergi, Giuffrida-Ruggeri). Nous pouvons désormais dessiner, grâce aux travaux de Morayta sur les golluts, une troisième voie plus médicale et photographique, qui sera aussi celle emprunté par d’autres déshérités des montagnes (crétin des Alpes, agotes et cagots des Pyrénées). Sur quelle voie nous mènera le prochain article ? L’étude approfondie de l’état de la question ailleurs en Europe nous apportera certains éclairages scientifiques non négligeables sur l’ample dossier des pygmées européens.

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