La théorie pygmée

Chers lecteurs de Strange Reality, nous sommes actuellement sensibilisés au fait suivant : l’Homo sapiens a coexisté avec d’autres types d’hominidés sur un même temps géologique. Si l’Homo sapiens a fréquenté d’autres hominidés de même envergure sur le continent européen avec l’Homo neanderthalensis (Fuhlrott, 1856) et sur les terres asiatiques avec l’Homo denisovensis (2010), le dossier océanique nous apprend que nos ancêtres ont aussi fréquenté des hominidés de plus faible envergure à l’instar de l’Homo floresiensis (Brown, 2003) et de l’Homo luzonensis (Détroit, 2007).
Cette émulation intellectuelle autour du dossier indonésien rend acceptable la cohabitation d’au moins deux espèces d’Homo, à savoir les sapiens (homme moderne) et les erectus (homme de Florès, homme de Luçon) sur un même temps géologique court (100 000 à 50 000 BP). L’abréviation BP, que l’on emploiera souvent tout le long de ce dossier, signifie Before Present, et signifie « avant le Présent », le « présent » étant par convention situé au 1er Janvier 1950. Cette formule de BP sera adoptée dans cette étude car moins complexe que la datation par rapport à Jésus-Christ et moins floue que la formule « avant notre ère ».

Gregory Forth, auteur de Between Ape and Human (Pegasus, 2022), a même recueilli la tradition orale autour d’un énigmatique peuple pygmée de la forêt, les Lai Ho’a, dans les zones montagneuses quasiment inaccessibles qui abritaient les sites fossiles de l’Homo floresiensis. La science (recherches paléontologiques) et le folklore (récits oraux) coïncident donc afin d’exhumer le portrait d’un humanoïde pygmée très spécialisé à son environnement forestier et montagneux. Gregory Forth se montre d’une cohérence intellectuelle absolue lorsqu’il postule une concordance entre le fait paléontologique (Homo floresiensis) et le fait ethnographique (Lai Ho’a/Ebu gogo). La science et le folklore reconnaissent, sur Florès, l’existence d’un humanoïde de petite taille habitant dans les grottes.
Si ces découvertes du début du XXIe siècle font désormais partie de l’histoire moderne de la paléontologie, une semblable émulation intellectuelle s’était emparée des milieux savants européens durant la Belle Epoque (1889-1905) après des découvertes paléontologiques, pour la plupart datées du Néolithique, d’Homo sapiens de petites tailles sur tout le territoire européen. Chers lecteurs, levons ensemble le voile sur la courte mais néanmoins intense histoire des pygmées européens du Néolithique.
La découverte de Julius Kollmann (1894)
Julius Kollmann (1834-1918), brillant anatomiste suisse, inventa le terme « néoténie », qui correspond au principe de conserver après la maturité sexuelle des organes au stade larvaire. Le parangon de ce processus anatomique demeure l’axolotl (Ambystoma mexicanum) qui conserve des branchies larvaires toute sa vie.

Déjà rentré, par ce fait d’armes, dans les annales des plus brillants anatomistes, Julius Kollmann s’intéresse à la paléontologie, et plus particulièrement au site de fouilles du Schweizerbild en collaborant avec Jacob Nüesch, un archéologue local qui était alors directeur de l’école réale de Schaffouse.
Ensemble, les deux savants suisses s’attèlent à des fouilles méthodiques du site et exhument en 1894 cinq squelettes de petites tailles parmi vingt-sept squelettes de tailles normales. Ce matériel inestimable provient d’une couche du Néolithique tardif à Schweizerbild, datée entre 4800 et 5000 BP.

Dans un compte-rendu scientifique détaillé paru deux années après les fouilles (« Pygmies in Europe », Journal de l’Institut d’Anthropologie britannique et irlandaise, Vol.25, 1896), Julius Kollmann compare le matériel osseux (un fémur) de petite taille du site de Schaffouse à celui témoin d’un homme suisse moderne.

Aidé d’une méthode d’anatomie comparée mise au point par l’anatomiste Léonce Manouvrier (1850-1927), qui permet de déterminer la taille d’un individu par rapport à une de ses pièces anatomiques, Julius Kollmann arrive à la conclusion que le fémur de Schaffouse devait appartenir à un individu adulte de 1,42 mètres, de très faible envergure. A titre de comparaison, les Veddas (Negritos), ethnie asiatique de petite taille étudiée par Kollmann, mesuraient en moyenne 1,57 mètres. Un fémur provenant du même matériel néolithique et appartenant à une personne de stature moyenne mesure 45,4cm, ce qui donne à l’individu une stature moyenne de 1,66 mètres, tout à fait conforme à la taille adulte des hommes préhistoriques.
Une photographie en noir et blanc du matériel archivé par Kollman et Nüesch permet de mettre en regard le même fémur témoin de l’Homme moderne avec deux autres fémurs de petites tailles récoltés lors de la fouille de 1894.

Julius Kollmann, étudiant les trois fémurs les mieux conservés du lot de 1894 comprenant cinq squelettes de petites tailles, en vient à des estimations de tailles très précises pour les petits hommes du Schweizerbild, qui oscillaient tous les trois entre 1,35 et 1,50 mètres, en fonction de la méthode d’Etienne Rollet ou de Léonce Manouvrier.

Tous les efforts archéologiques de Kollman et Nüesch dans le Schweizerbild (1894) et le compte-rendu scientifique qui en découle (1896) ne resteront pas lettres mortes. Très vite, dès 1900, l’éminent savant suisse Alexandre Schenk rend hommage aux Pygmées suisses lors d’une communication à Lausanne : « Les stations néolithiques du Schweizersbild et de Dachsenbüel ont fourni, elles aussi, un certain nombre de débris humains, entre autres vingt-six squelettes dont les crânes présentent tantôt le type dolichocéphale, tantôt le type mésocéphale ; la taille varie de 1,40 à 1,60 mètres, ce qui a permis à M. Kollmann de considérer les individus ä taille faible et aux os grêles comme appartenant ä une race de pygmées qui aurait joue un rôle important dans la constitution des races de petite taille, si fréquente au sud de l’Europe et dans certaines parties de la Russie. » (Alexandre Schenk, « Les populations primitives de la Suisse », Revue Historique Vaudoise n°5, 1901. p.132).
Le savant professeur inscrit d’ailleurs les Pygmées de Kollmann dans un horizon d’attente plus large en les intégrant au peuplement primitif de la Suisse : « Ces populations dolichocéphales [ndlr : dont font partie les pygmées de Kollmann] dont je viens de donner les principaux caractères n’étaient pas seulement des hordes conquérantes ; elles étaient sédentaires et vivaient côte à côte avec les populations brachycéphales qui les avaient précédées ainsi que le prouvent les cimetières du Châtelard et de Montagny-sur-Lutry qui renfermaient à la fois des cranes courts et allongés. » (Alexandre Schenk, id.)
Deux années après la communication de Schenk, toutes ces interrogations autour des pygmées suisses trouveront une oreille attentive en France, notamment dans le cercle des anthropologistes lyonnais (Dr Henry Dor, « Les Pygmées néolithiques de Suisse », Bulletin de la Société d’anthropologie de Lyon, tome 22, 1903) : : « Sa communication avait passé inaperçu quand, en 1894, les fouilles des sépultures de l’époque néolithique, faites sous la direction de Jakob Nüesch, au voisinage de Schaffouse, mirent à jour au milieu de squelettes de grande taille, cinq squelettes d’une remarquable petitesse, que Julius Kollmann montra être des adultes, concluant à l’existence indéniable de pygmées habitant en Europe lors de l’âge de pierre. Depuis lors, Jakob Nüesch et Julius Kollmann ont multiplié les travaux sur cette question, comme vous l’a montré l’intéressant rapport que vient de nous exposer Mr Dor. […] Faisant la synthèse de tous ces travaux, on arrive à cette idée qu’une race de pygmées a dû peupler le monde dans les temps les plus reculés et, avec Julius Kollmann et Jakob Nüesch, on tend à les considérer comme l’avant-garde de la variété actuelle de l’espèce humaine ».
Six années après les savants lyonnais, Paris sort enfin de sa torpeur intellectuelle avec l’anatomiste Adolphe Bloch qui, après analyse des trois fémurs, confirme le verdict initial de Julius Kollmann et décrète qu’ils proviennent d’individus de petites tailles qui ne souffrent ni d’achondroplasie, ni de nanisme pathologique (« Observation sur les nains du Jardin d’acclimatation », Société d’anthropologie de Paris, 1003ème séance, 1909).
Le succès des Pygmées suisses de Julius Kollmann embrasse alors toute l’Europe, à tel point que l’on évoque rétrospectivement cette période d’intense activité intellectuelle et artistique sous l’appellation de Pygmy Theory. Ce mouvement scientifique et littéraire est finement analysée par l’essayiste Michel Meurger (« Le Thème du Petit Peuple chez Arthur Machen et John Buchan » (p. 111-150), in. Lovecraft et la S.-F., vol. 1, Amiens, Encrage, coll. « Travaux » (no 11), 1991, 190 p.), qui explique que l’Europe a été anciennement peuplé par de hominidés de petites tailles, peu à peu refoulés ou assimilés (dilution génétique) par des peuples de stature moyenne (Celtes, Ibères, Etrusques, Grecs). Les fervents défenseurs de cette théorie du début du XXème siècle fraieront souvent avec le fantastique, notamment Arthur Machen et ses Chroniques du Petit Peuple (Editions Terre de Brume, 2002) dont s’inspirera le grand écrivain H.P. Lovecraft (1890-1937).
La part la plus scientifique de la Pygmy Theory est consolidée par les préoccupations ethnographiques de la fin du XIXe siècle autour du pygmée africain (Serge Bahuchet, « L’invention des Pygmées », Cahiers d’études africaines, vol. 33, n°129, 1993) qui, par son nanisme adaptatif, répond à un mécanisme tout à fait similaire aux pygmées suisses de Kollmann : ce sont des hommes qui ont dérivé du peuple Bantou depuis 60 000 ans afin de s’adapter à un environnement âpre, la forêt équatoriale africaine, dont la limitation des ressources alimentaires et l’écosystème en vase clos (insularité) impose le procédé évolutionniste du nanisme. En un sens, les Pygmées sont aussi évolués que leurs voisins Bantous, et en tout cas bien mieux adaptés par la petitesse de leur taille au stress climatique et insulaire inhérent à la forêt équatoriale africaine. A ce titre, Julius Kollmann, à la fin de sa vie, en cela fidèle à son travail sur les pygmées suisses, défendra la thèse ancestrale du pygmée africain : « Ce sont nullement des dégénérés, mais des restes de l’humanité primitive » (Julius Kollmann, Pygmées en Europe et en Amérique, 1902).

Nous nous devons de mettre notre lecteur en garde : les écrits scientifiques que nous allons aborder dans la suite de cette étude sont pour certains teintés d’un positivisme scientifique (1860-1910) qui a vu la formation de certaines thèses racialistes à la postérité funeste, dont nous ne voulons en aucune façon faire la promotion. Dès lors, nous ne saurons que trop vous conseiller de mettre à distance critique certains discours scientifiques en vous reportant utilement aux travaux de Christian Delacampagne (L’invention du racisme, Editions Fayard, 1983) et Sarga Moussa (L’idée de race dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe et XIXe s), L’Harmattan, 2003) qui recontextualisent les thèses racistes dans leur argumentation d’origine.
Si l’objet de nos recherches nous amènera à côtoyer des auteurs taxés rétrospectivement de racialistes (Sergi, Lapouge, Zaborowski), nous nous cantonnerons à étudier leur apport au phénomène du peuplement pygmée fossile européen, sans adhérer à leurs thèses décriées. Comme ces savants ont été les premiers a étudier sérieusement ces fossiles de pygmées européens, il est nécessaire de recontextualiser leurs recherches avec la neutralité scientifique d’usage.
Cher lecteur de Strange Reality, ces précautions préliminaires prises, nous pouvons nous embarquer ensemble dans un grand tour d’horizon européen des pygmées fossiles.
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