Pygmées européens 3

Nains des Alpes

La vallée du Salève était habitée par un peuple pygmée (d’après Arnold Van Gennep, 1909)

Chers lecteurs de Strange Reality, les écrits savants sur les pygmées européens, à la fois en France sous l’impulsion de Georges Vacher de Lapouge (1895) et en Suisse sous l’impulsion de Julius Kollmann (1896), se sont imposés durant une quinzaine d’années dans les cercles anthropologistes lorsqu’un grand folkloriste français s’intéresse sérieusement à la question dans les Alpes franco-suisse avec la vallée du Salève.

     Arnold Van Gennep (1873-1957), en tant qu’ethnologue, s’intéresse particulièrement à la figure du nain dans le folklore français,  notamment en Bretagne, terre par excellence des contes et légendes : « Van Gennep en tire la conclusion que les croyances aux nains ne sauraient être expliquées par une survivance à partir des époques très reculées, le néolithique peut-être, comme l’ont pensé la plupart des théoriciens : on doit admettre que tout le cycle des nains dans les pays à dolmens nombreux, comme la Bretagne, est une invention relativement récente, disons à partir de la fin du Moyen-âge » (Nicole Belmont, « Croyances populaires et légendes. À propos d’un dossier inédit d’Arnold Van Gennep sur les êtres fantastiques dans le folklore français », revue Le Monde alpin et rhodanien, n°1-4, 1982.).

Les pygmées du Salève

Le grand folkloriste Arnold Van Gennep (1873-1957)

        

 Après sa moisson de collectes bretonnes, où Arnold Van Gennep admet une concordance entre peuple nain et structures mégalithiques du Néolithique, il s’attaque au massif alpin et livre une enquête approfondie dans l’article « Les Pygmées du Salève et les Crétins du Valais et de la Savoie » (Le Mercure de France, 1909). Galvanisé par les fouilles archéologiques de Julius Kollman et Jakob Nüesch en 1896, il s’intéresse lui aussi à ces curieux « pygmées européens », en récoltant toute une moisson de témoignages dans la vallée de l’Arve et du Salève dans le département de Haute-Savoie.

    Pour ce dernier, qu’il nomme « Pygmée du Salève », il dresse un portrait-robot très précis : « Ce sont des hommes et des femmes très petits, de 1m30 à 1m50 ; les bras sont relativement longs, la marche est très balancée ; la mâchoire inférieure est carrée et avance assez, le haut de la tête est large, le cou est court : bref, toute l’apparence, jusqu’au regard même, a quelque chose d’un peu bestial ».

     Ensuite, dans le même article, l’ethnologue français tente de replacer sa découverte dans le débat qui fait alors rage sur la « théorie pygmée » : « Mon opinion définitive est que ces individus sont les derniers survivants, plus ou moins métissés, d’une race déterminée, antérieure aux grands blonds nordiques (Germains), aux grands bruns (Méditerranéens) et aux petits bruns (type alpin) qui se côtoient actuellement en Savoie. Cette race était, je pense, celle dont on a trouvé des restes près de Genève (grottes de Salève) ».

     La thèse de Van Gennep, si l’on se permet de la vulgariser, revient sur le remplacement progressif dans les plaines de populations arriérées par des populations plus évoluées, à savoir les Germains (celtes) et les Méditerranéens (grecs et romains). Cette race arriérée, à rapprocher de l’Homo contractus (1895) théorisée par Georges Vacher de Lapouge, se serait réfugiée dans le haut massif alpin et, avec le temps, se serait progressivement éteinte.

     La thèse de la survie et de l’extinction progressive d’une race naine dans le massif alpin est séduisante, et les flèches déductives de Van Gennep se montrent perçantes : « cette race naine aurait été ensuite repoussée dans les vallées les plus reculées par de nouveaux venus, vallées malsaines, bois impénétrables, régions marécageuses, hauts plateaux isolés ».

     Mais le grand ethnologue semble aller trop vite en besogne : talon d’Achille de son exposé, il omet évidemment de mentionner que les restes fossiles du Néolithique trouvés dans la grotte d’Orjobet ne correspondent nullement à des individus de petites tailles. Bien au contraire, les statures déduites des études scientifiques semblent plus qu’honorables : ainsi, l’« homme aux grenouille » d’Orjobet (Veyrier 6) était un adulte d’une hauteur d’1m71. Les grottes du Salève étaient donc habitées par des hommes du Néolithique de taille moyenne, et non par des nains. De nombreux artefacts humains ont été retrouvés, dont un magnifique os perforé datant de l’époque magdalénienne (L.I. Stahl Gretsch, Les occupations magdaléniennes du Veyrier, Lausanne, 2006).

La grotte d’Oborjet à la Salève, autre site d’occupation du « petit peuple » (2018)

Bâton perforé en bois de renne avec un décor gravé (Bouquetin sur une face, branche feuillée sur l’autre).

Représentation artistique de l’occupation humaine du Salève durant le Néolithique

     Nonobstant ces lacunes dans la documentation fossile, Arnold Van Gennep postule donc que les « Pygmées du Salève » pourraient être les descendants, plus ou moins métissés à la population locale, des « Pygmées néolithiques » avalisés par les fouilles archéologiques de Julius Kollmann et Jakob Nüesch en 1894. Cette théorie audacieuse, fondée sur des fouilles fossiles sur le versant suisse (Schaffouse) et des observations de terrain (Salève), permet une nouvelle occurrence du terme « Pygmée » pour désigner cette population primitive, tout en ne négligeant pas le rapport éventuel avec le crétin des Alpes, résumé dans cette magnifique formule, à la fois ironique et ambiguë : « il y a crétin… et crétin ». Selon le chercheur, il ne faut pas confondre le dégénéré – bossu, tordu, goitreux, dont les infirmités ont pour cause principale le manque d’iode dans les vallées montagneuses – et l’homme de très petite taille, mais bâti normalement. C’est-à-dire, pour le reformuler plus précisément, il faut savoir distinguer le « nain de souche saine » du « crétin des Alpes ».

Les crétins des Alpes

    

Invité par le bon mot d’Arnold Van Gennep, nous pouvons réfléchir à la différence entre nain ethnique et nain pathologique, entre nain de race et nain clinique en se penchant sur l’ample dossier du crétin des Alpes.

Crétins de Styrie (Autriche, XIXe siècle)

     D’après les recherches documentaires d’Antoine de Baecque, « En juin 1873, une commission d’enquête « sur le goitre et le crétinisme en France » rend au Comité consultatif d’hygiène publique un épais mémoire de 372 pages gorgées de cartes, de tableaux et de chiffres, fruit de plus de huit ans de travail. Sa conclusion précise un phénomène bien connu depuis la fin du siècle précédent : l’existence dans les Alpes d’une endémie qui touche 100 000 personnes atteintes de goitre et 20 000 de crétinisme, ce qui représente jusqu’à 2 % de la population dans certains départements » (Antoine de Baecque, Histoire des crétins des Alpes, Editions Vuibert, 2018).

Les deux amoureux du village de Gleyzolles (carte postale, XIXe siècle)


     Le grand écrivain Honoré de Balzac évoque cette situation sanitaire désastreuse en mettant en scène le Docteur Benassis qui s’installe dans le bourg de Voreppe alors sous-développé et fait face dans sa quête hygiéniste aux crétins des Alpes : « On en vient à se demander qui sont ces crétins des Alpes : on ne comprend pas comment des débiles ont pu assumer la responsabilité de garder des troupeaux dans l’alpage, ni pourquoi l’Eglise catholique se refusait de leur donner le moindre sacrement, ni pourquoi la décision de les faire disparaître fut prise, sous prétexte qu’ils se reproduisaient trop bien. Le comportement de la population villageoise à leur égard est surprenant : quand le maire du village vient chercher le dernier crétin, qui avait échappé à la solution finale, le téméraire est reçu à coups de pierre, et quand le dernier crétin finit par mourir, l’Eglise accepte tout de même de l’enterrer au cimetière, comme un être humain. Cet homme n’a jamais parlé : les sourds-muets non plus ne parlent pas. Mais les sourds-muets gardent-ils des troupeaux dans l’alpage ? Cet homme a un énorme bourrelet sus-orbital, et il a des yeux de « poisson mort ». Surtout, cet homme a la peau blanche comme la craie, ce qui lui a fait donner le surnom de crétin » (Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne (1832), Editions Le Livre de Poche, 1999).

Le crétin des Alpes, conforme à la vision de Balzac (Lithographie du XIXe siècle)

     Pourtant, l’article d’un dictionnaire local semble totalement en porte-à-faux avec la vision romanesque et quelque peu grotesque d’Honoré de Balzac : « le crétin des Alpes, aujourd’hui disparu, ne semble à personne avoir été un débile. C’était un homme robuste et fruste, qu’on gardait en hiver dans de sombres maisons. Cet homme ne cultivait pas, mais on le nourrissait pour garder les troupeaux dans l’alpage, en été ». Alors, qui croire ? Qui étaient vraiment les crétins des Alpes, offerts à nouveau en pâture aux touristes sur les cartes postales alpines ? Des goitreux endémique ou un peuple à part entière ?

Florilège de cartes postales représentant les crétins des Alpes (XIXe siècle)

     L’hypertrophie de la thyroïde a été progressivement soigné par l’utilisation du sel de table, et d’autres aliments, enrichis en iodes, et surtout par un produit pharmaceutique, le « Dépuratif des Alpes », solution enrichie en iode mise au point au début des années 1920 pour l’abbé Auguste Escallier.

Réclames publicitaires pour le « Dépuratif des Alpes » (Arandel, 1927)

  

Au XIXe siècle, le crétinisme endémique, confondu avec l’aliénation et traité par des asiles d’enfermement, est le fruit d’âpres débats en France, deux courants s’opposant à son sujet. D’une part, le psychiatre Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) considère que les crétins sont incurables et qu’ils n’ont pas à encombrer les asiles d’aliénés. Dans le même esprit, l’alpiniste Edward Whymper (1840-1911), dans son Escalade dans les Alpes de 1860 à 1868, estime qu’il faut les laisser vivre dans le cadre naturel de leurs montagnes, vouloir les regrouper et les enfermer ne les rendrait pas plus heureux, avec le risque de les voir se reproduire entre eux et d’augmenter les problèmes de consanguinité.

  Selon Édouard Seguin (1812-1880), les crétins ne sont pas incurables. Il distingue deux types d’enfants : ceux à développement arrêté, et ceux à développement lent. Le crétin n’est pas un idiot à tout jamais, mais un arriéré éducable avec l’espoir d’un développement toujours possible. Édouard Seguin initie un mouvement d’éducation des crétins et crétines (institutions, hospices, asiles…) dont les principaux représentants sont le français Jean-Pierre Falret (1794-1870) et le suisse Johann Jakob Guggenbühl (1816-1863). Cette prise en charge asilaire ne donne que des résultats limités, et se révèle finalement, en ce qui concerne les crétins, comme un échec thérapeutique. Les travaux pédagogiques effectués permettront cependant de développer la prise en charge d’enfants touchés par d’autres formes de handicap mental.

Une institution pour crétins du XIXe siècle (Interlaken, Suisse)

    

Un précieux manuscrit du début du XIXème siècle évoque la connaissance dans le village très reculé de Chantelouve d’un peuple sauvage connu par les anciens du village et qui auraient hanté les granges d’altitude : « Après avoir parlé des singularités de la montagne, descendons jusqu’à la Lète et arrêtons-nous à contempler les chasements d’une douzaine de granges éparpillés au-dessus du chemin des Sagnas. Les anciens ont transmis d’âge en âge à la postérité qu’elles étaient autrefois habitées par un peuple sauvage, et ainsi que les villages des Sagnas et des Rochas descendaient de leur origine, sous prétexte d’avoir accueilli la dernière personne de ce peuple sauvage » (Journal intime de Jean-Joubert Ainarde, 1821).

     Cette note manuscrite pose question : le peuple sauvage de Chantelouve est-il composé de pygmées locaux ou bien de crétins des Alpes ? D’une population saine ou bien dégénérée ? Le statut ambigu de ces anciennes communautés, souvent naines et en marge du village, se retrouvera dans de nombreux autres cas du folklore alpin.   

     En se restreignant uniquement à la vallée du Salève largement documentée dans cet article, les nains du folklore se nomment charvans. Sans doute lointains cousins des « Pygmées du Salève » étudiés par Van Gennep, ces charvans étaient de drôles de petits êtres qui hantaient les granges du Salève. Pour les apprivoiser, il suffisait de laisser, en fin du repas sur la table, quelques cerneaux de noix ou un bout de fromage. Dans la nuit, le ou les charvans se régalaient de ces restes… et assuraient de menus services comme balayer l’étable, soigner les bêtes ou peigner la crinière des chevaux. Mais il ne fallait pas les fâcher, car ces êtres très susceptibles pouvaient alors semer le chaos dans la ferme.

Le charvan : nain des granges… présumé coupable d’un crime de sang !

     En 1780, le hameau de Crache est le théâtre d’un horrible fait divers : une jeune servante, Claudine Métral, est retrouvée morte égorgée dans sa chambre. Le bruit courut qu’elle avait contrarié le charvan de la ferme qui aurait pu se venger. Mais les charvans ayant, selon la coutume locale, horreur des lames blanches, il ne pouvait égorger la belle et le juge, perspicace, ordonna finalement un « non-lieu ». Dès lors, les soupçons se portèrent sur Jacques Mégevand, ouvrier agricole qui fut l’amant de Claudine avant d’être sévèrement éconduit. La justice prononça 15 ans de galère contre ce coupable bien plus crédible que notre pauvre charvan ! 

     Chers lecteurs de Strange Reality, après avoir exploré en votre compagnie cet ample dossier alpin, nous pouvons à bon droit être marqués par la justesse d’esprit de Jacob Loewenberg qui soulignait avec simplicité en 1834 : « les Alpes, écrasant leurs habitants, on ne saurait y trouver des légendes de géants, mais seulement des légendes de nains ».

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