
Gregory Forth est ethnologue, professeur à l’Université canadienne de l’Alberta pendant plus de 30 ans. Depuis des dizaines d’années il explore la culture des habitants de l’île indonésienne de Flores, justement là où furent découverts des restes fossiles attribuées à une espèce humaine naine surnommée le Hobbit.
Le nouveau livre de Gregory Forth, Between Ape and Human émet une hypothèse explosive : une espèce humaine archaïque, à la fois humaine et simiesque continuerait de vivre sur l’ île de Flores, bien connue par un des peuples insulaires, les Lio.
Un grand merci à Gregory Forth qui a accepté de répondre aux questions de Strange reality.

Strange reality : Pourriez-vous décrire votre travail en tant qu’anthropologue culturel, chercheur.
Gregory Forth : J’ai débuté mes recherches dans l’est de l’Indonésie en 1975-76, j’ai alors vécu deux ans à Sumba, une grande île au sud de Flores. Mon intérêt s’est déclenché en 1984, lorsque j’ai lancé un nouveau projet dans la région ethnolinguistique Nage de Flores et que j’ai commencé à entendre des histoires de «créatures» appelées ebu gogo, dont les habitants disaient qu’elles avaient disparu plusieurs centaines d’années déjà. J’ai rencontré les « hommes-singes » (lai ho’a) décrits par les Lio, plus à l’est, en 2003. C’était heureusement avant que la découverte d’Homo floresiensis, dans l’ouest de Flores, ne soit annoncée à l’automne 2004. Inutile d’ajouter que cette découverte paléontologique a encore stimulé davantage mon intérêt pour des personnages comme les hommes-singes de Lio.
(P.S : Je ne suis plus favorable au terme « hommes sauvages», donc dans le présent livre, je parle d’«hommes-singes», ce qui s’accorde plus étroitement avec les représentations locales.)


L’île de Flores est longue de 360 km, peuplée d’environ 2 millions d’habitants. Six langues différente sont parlées, par une population d’origine mélanésienne, et portugaise dont les colons sont restés sur l ‘île pendant environ 300 ans. Deux sites archéologiques importants: la grotte de Liang Bua où on été retrouvés la totalités des restes de Floresiensis, et le site de Mata Menge où des fossiles d’un autre primate, plus petit et plus ancien que Floresiensis, ont été retrouvés.
Dans votre livre, nous pouvons voir que vous êtes très prudent avec les témoignages, ne cachant rien des différentes versions que les témoins peuvent donner au fil des ans. Pourquoi est-ce important?
Dans chaque étude, il est important de préciser (pour vous-même et pour les lecteurs) comment vous avez acquis des connaissances sur un sujet et quels facteurs pourraient influer sur ce que les gens racontent et la manière dont vous l’avez compris. Pour cette raison, je rejette certains rapports d’observation comme ne reflétant pas une créature scientifiquement non documentée. Dans le livre, une telle transparence permet aux lecteurs d’évaluer mes données et mes interprétations. Autant que tout, l’étude impliquait de connaître les Lio et comment ils pensent et s’expriment sur certains sujets – c’est la procédure standard en ethnographie ou travail de terrain anthropologique.
À partir des observations recueillies, pourriez-vous décrire lai ho’a, l’homme-singe de Flores ?
Tout au long du livre, je présente des descriptions d’hommes-singes . Sans surprise, les descriptions varient quelque peu, en particulier parmi les récits de témoins oculaires. Mais en général, ils décrivent tous la même chose – un petit hominoïde, mesurant en moyenne environ un mètre de haut et marchant debout comme un humain moderne mais avec des traits faciaux de « singe », et un corps plutôt poilu. Souvent, ils sont décrits comme apparaissant être des intermédiaires entre les humains et les singes (d’où le titre du livre), mais beaucoup plus petits et dépourvus des très longues queues des macaques à longue queue (Macaca fasciliaris), le seul primate non humain documenté pour l’île.
L’apparence générale des hommes-singes correspond donc étroitement aux reconstitutions d’Homo floresiensis, bien que nous ne pouvons pas savoir à quel point floresiensis était poilu. Il semble même y avoir une correspondance entre ce qui a été dit sur la morphologie de floresiensis et la façon dont floresiensis se déplaçait de manière bipède, d’une part, et les descriptions d’hommes singes offertes par certains témoins oculaires, d’autre part. En ce qui concerne les différences, les hommes-singes étaient peut-être un peu plus petits et plus courts que le spécimen type d’Homo floresiensis, mais ce spécimen était plus grand que les autres individus trouvés sur le site de découverte, Liang Bua. Comme je le dis dans le livre, les hommes-singes pourraient descendre d’hominidés de petite taille présents sur Flores il y a peut-être un million d’années, plutôt que directement de H. floresiensis, les hominins trouvés dans le site unique appelé Liang Bua. Les preuves d’hominidés beaucoup plus anciens, qui peuvent ou non avoir été les ancêtres de floresiensis, suggèrent une créature encore plus petite que floresiensis.



Représentations et reconstructions d’Homo Floresiensis
Qu’est-ce qui vous fait penser que le lai ho’a est une espèce existante ? Parce que certaines observations sont très récentes ? parce que certaines descriptions sont très réalistes et que l’environnement pourrait permettre à une espèce de primate non découverte de rester cachée ?
Tous ces facteurs suggèrent que le lai ho’a pourrait être une nouvelle espèce. Mais des facteurs circonstanciels renforcent cette hypothèse. Plus important encore, des restes d’Homo floresiensis ont été trouvés sur un seul site sur une île montagneuse longue et mince d’une superficie de plus de 14 000 kilomètres carrés. Il est impossible qu’ils aient vécu sur un seul site, donc comme les paléoanthropologues l’ont admis, nous ne savons tout simplement pas quand ils se sont éteints – ou s’ils l’ont fait, pourquoi ils se sont éteints. Les seules objections que j’ai lues jusqu’à présent contre la survie des hommes-singes (ou floresiensis, s’ils ne sont pas identiques), incluent le vieux marronnier que s’ils existaient, ils auraient été remarqués ou découverts . Ceci, plutôt avec arrogance, ignore le fait qu’ils ont été remarqués – par les insulaires de Flores ! Une autre objection standard est que les ressources locales (dans ce cas sur Flores) ne seraient pas suffisantes. Mais comme je le dis dans le livre, l’île n’est pas si petite et comprend des régions montagneuses où les humains ne vont jamais ou rarement. Il contient également des sources de nourriture suffisantes pour un hominidé de très petite taille – et qui, selon l’opinion locale, est très rare. Une chose qui est également certaine est que, si quelqu’un avait prétendu avant la découverte des restes de floresiensis, qu’il y avait eu un minuscule hominidé vivant sur Flores, chevauchant peut-être Homo sapiens, alors exactement les mêmes arguments auraient été faits par les paléoanthropologues. et d’autres, contre la possibilité qu’une telle chose ait pu exister.




Situé à proximité de la ligne de Wallace, qui délimite les écosystèmes indomalais et australasien, l’île de Flores abrite notamment la plus grande espèce de rat du monde.

Le nanisme insulaire est un principe général qui vise à expliquer comment les pressions de sélection liées aux ressources alimentaires sur les îles peuvent expliquer pourquoi certains animaux restent beaucoup plus petits (nanisme insulaire) ou grandissent beaucoup plus (gigantisme insulaire) qu’ils ne le font sur le continent. En général, les petits rongeurs et marsupiaux sur les îles ont tendance à devenir gigantesques, tandis que les carnivores, les éléphants et les animaux de pâturage comme les antilopes et les cerfs ont une tendance vers le nanisme.
Quelles sont les différences entre ebu-Gogo et lai ho’a ? L’un est vivant, l’autre est éteint ?
En ce qui concerne lai ho’a et ebu gogo, il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux. Ebu gogo semble un peu plus grand et plus poilu; ils sont également dépeints comme stupides alors que les lai ho’a ne le sont pas. Mais comme les ebu gogo sont localement considérés comme éteints, tout cela provient d’histoires transmises de génération en génération. (D’un autre côté, mon chapitre 8 révèle de nouvelles preuves suggérant que quelque chose comme l’ebu gogo a peut-être survécu jusqu’aux années 1970.)
Lai ho’a présente des ressemblances avec de nombreux « petits peuples » à travers le monde. Nous avons par exemple l’orang pendek de Sumatra, un petit homme-singe décrit lui aussi comme marchant étrangement. Nous avons encore des observations dans notre vieille Europe. Tous sont considérés comme purement mythiques.
Dans le livre, je passe en revue plusieurs raisons de penser que les hommes-singes Lio pourraient être autre chose qu’une espèce jusqu’ici non découverte et non reconnue par la science académique. Dans le chapitre 3, je discute de la question de savoir s’il pourrait s’agir d’êtres non physiques (ou non empiriques), comme les esprits de la forêt par exemple, et je montre pourquoi cela est très peu probable. J’examine également en détail pourquoi il est difficile d’attribuer les observations à des singes, une espèce de singe non découverte (comme les gibbons), ou quelque chose comme une tribu « cachée » d’humains (comme les negritos trouvés ailleurs en Asie du Sud-Est). Cependant, il n’y a aucune raison pour que ces types d’interprétations ne soient pas la meilleure façon d’expliquer les affirmations concernant d’autres petits êtres humains dans d’autres parties du monde. Par exemple, j’ai suggéré dans un article et aussi dans un autre livre, que l’orang pendek de Sumatra est très probablement un orang-outan ou une autre espèce de singe relativement grand. Mais chaque cas doit être considéré dans son propre contexte culturel, linguistique, écologique et historique.
Pensez-vous que les hommes-singes de Flores pourraient être scientifiquement découverts ? Que faudrait-il pour atteindre cet objectif selon vous ?
Pour convaincre les scientifiques de l’existence de l’homme-singe, il faudrait un spécimen – un corps (vivant ou mort) ou une grande partie d’un corps (par exemple la tête). Les empreintes de pas ou les photographies ne suffiraient pas, bien qu’elles puissent inspirer les zoologues de terrain à commencer à chercher. En ce qui concerne les empreintes de pas, l’une des raisons pour lesquelles elles ne sont pas souvent mentionnées est que les populations locales n’ont aucune bonne raison de les rechercher ou même de les remarquer. Dans le passé, certains chasseurs Lio avaient une expertise dans la reconnaissance des pistes de différents animaux. Mais les Lio ne chassent pas les hommes-singes et ils cherchent généralement à les éviter. De plus, depuis quelques décennies ou plus, les hommes Lio sont moins engagés dans la chasse qu’auparavant. Pour la même raison, de nombreuses personnes résidant autrefois dans les régions intérieures ont commencé à se déplacer vers la côte et à se rapprocher des routes modernes, où il y aurait moins de chance de rencontrer un homme-singe, sans parler de ses traces cares hommes-singes sont caractérisés comme des créatures de la forêt de haute montagne.
Pour plusieurs raisons, la « découverte » des hommes-singes par des scientifiques universitaires ne serait très probablement pas une bonne chose pour l’espèce. Cela nous poserait également le problème moral de savoir quoi faire d’eux – devraient-ils être traités comme des humains ou comme des singes. Pour tous les types d’anthropologie, la découverte serait capitale. Je me souviens d’une remarque attribuée à un membre de l’équipe de découverte d’Homo floresiensis, qui, se référant à la petite taille de l’espèce, aux caractéristiques physiquement primitives et aux dates récentes, a déclaré qu’il aurait été moins surpris si quelqu’un avait découvert un extraterrestre de l’espace.
À propos du concept de fossile vivant. Nous avons d’autres exemples qui montrent que certaines espèces archaïques auraient pu survivre jusqu’à ce jour. Vous avez mentionné Cœlacanthe comme exemple. Ce phénomène est-il accepté par la science ? Comment l’explique-t-on ?
Oui, le fait que deux espèces de Cœlacanthe aient survécu jusqu’à présent est accepté par les scientifiques. Un autre cas est le rat de roche laotien, dont je parle également dans le livre. Je ne suis pas sûr qu’il soit correct de dire que les cœlacanthes modernes n’ont pas évolué, bien qu’ils soient identifiables comme le même type d’animal que ce qui était auparavant présumé s’être éteint avant les dinosaures. Pourquoi cela se produit alors que d’autres espèces se transforment en animaux physiquement assez différents, qui sont ensuite interprétés comme des espèces différentes ou inclus dans un taxon plus inclusif (par exemple Homo erectus et Homo sapiens) ? Il n’ y a pas de réponse simple, autre que la sélection naturelle suite à une mutation ou un changement environnemental.
(PS Puisque les fossiles sont les restes d’animaux morts, un « fossile vivant » est à proprement parler une impossibilité.)


Le terme « fossile vivant » fut inventé par Darwin pour désigner des espèces semblant n’avoir pas évolué depuis des millions d’années . En l’occurrence, le cœlacanthe appartient à un groupe de poissons qui, avec leurs nageoires charnues, sont considérés comme proches des vertébrés terrestres. Il semblait éteint depuis le crétacé, il y a 70 millions d’années. Comme lui le sphenodon de Nouvelle-Zélande est le dernier survivant de reptiles présents il y a 200 millions d’années. Des analyses génétiques ont montré que ces animaux avaient en fait une évolution plus lente que les autres.
On voit que vous avez le courage de vous focaliser sur une question scientifique taboue : y a-t-il d’autres espèces humaines que nous sur terre aujourd’hui ? Les cryptozoologues, ou chercheurs indépendants comme on peut les appeler, étudient cette question autant qu’ils le peuvent. Est-ce une quête légitime ?
En fait, en tant qu’anthropologue, le « tabou » m’intéresse autant, voire plus, que certains autres sujets sur lesquels j’enquête. La « crypozoologie » signifie littéralement l’étude des animaux « cachés », c’est-à-dire des créatures qui n’ont pas encore été « découvertes » ou reconnues par la zoologie académique. Donc, à moins que l’on ne pense qu’il n’y a pas de nouveaux animaux à trouver, il est difficile de voir pourquoi quelqu’un devrait s’y opposer. Dans le même temps, la « cryptozoologie » attire un certain intérêt populaire parmi les non-scientifiques et les non-universitaires qui associent parfois les cryptides aux extraterrestres, les théories du complot sur les pouvoirs en place qui cachent les connaissances du grand public, etc. Naturellement, j’ai moins de sympathie pour cela. Si les zoologues diplômés et d’autres universitaires étaient plus ouverts d’esprit, alors il ne devrait pas y avoir de « cryptozoologie », car la recherche sur l’existence possible d’animaux non découverts ferait partie de la zoologie ordinaire.
Comment voyez-vous l’avenir de cette quête scientifique ? Lai ho’a a peut-être de bonnes chances de rester non découvert ?
Comme j’ai maintenant soixante-dix ans, il est peu probable que je retourne à Flores pour poursuivre mes recherches sur les hommes-singes. Mais j’espère que le livre pourra inspirer d’autres personnes à le faire. Ce qu’il faudrait, c’est une équipe de recherche composée de personnes plus jeunes et plus en forme, formées en anthropologie, en zoologie de terrain et dans d’autres disciplines pertinentes. Aussi, cela demanderait un effort soutenu, pas seulement une visite de quelques semaines, et cela nécessiterait bien sûr un soutien financier. Comme vous le suggérez dans votre dernière question, et pour des raisons que j’expose dans le dernier chapitre de mon livre, les lai hoa ont de bonnes chances de ne pas être découverts. S’ils ont récemment disparu, trouver des restes serait également peu probable car les os nécessitent beaucoup de temps et des conditions très spécifiques et favorables pour être fossilisés ou préservés. En outre, de nouvelles espèces et des espèces que l’on croyait éteintes mais toujours vivantes (comme le cœlacanthe) sont généralement découvertes par accident, et non par des personnes qui partent délibérément à leur recherche. Mais qui sait. Homo floresiensis a été une surprise totale.
FIN
Très cool 🙂
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