Le Goublin du Cotentin

Effigie de goublin ? Rue Eugène Dutuit à Rouen, 16ème siècle

Le Cotentin est une péninsule située au nord ouest de la Normandie, cette région magnifique située au bord de la Manche a connu une histoire particulière, qui explique sans doute l ‘importance du folklore relatif au petit peuple. Il faut ajouter que l ‘isolement géographique de cette excroissance était renforcé par la présence de marais au centre de ce territoire. Seule une étroite bande de terre était praticable, ce qui la transformait, en pratique, en presque-île. Jusqu’à ce que ces marais soit asséchés au 18ème et 19ème siècle. Mais revenons d’abord plus loin dans le temps pour comprendre la spécificité du Cotentin, et de la Normandie.

Le Cotentin a connu un important peuplement nordique

Dès la fin du 8ème siècle, la région est dévastée par les Vikings, une partie de ces guerriers scandinaves finissent par s’installer dans cette province en 911, c’est la création du Duché de Normandie ( Normands = Nords Men). En 1066, Guillaume, duc de Normandie envahit l’Angleterre, il est l ‘ancêtre généalogique de l’actuelle famille royale Britannique. Une invasion brutale, qui fut également linguistique, le goublin/gobelin en est un témoignage. ( La langue anglaise comporte environ 25 000 mots d’origine française, la langue française possède environ 500 mots d’origine anglaise.)

Maintenant laissons l ‘Histoire de côté et concentrons nous sur le folklore de Normandie, que l ‘on peut donc , sans prendre de grands risques, relier directement à la culture scandinave.

Elfes/Nisse/Tomte de la tradition scandinave

Nous avons abordé ce folklore issu des peuples du nord de l ‘Europe à travers cet article et cette interview. Dans le Cotentin, le goublin/goubelain/gobelin, en version française, fait complètement partie de la culture locale, c’est hormis les Alpes, la région française où son folklore est sans-doute le plus consistant. (‘île de Guernesey est très proche du Cotentin, dans un récent article Florent a exhumé l’épais dossier des Arragousets, farouche petit peuple insulaire.)

Goublin est le nom spécialement attribué en Normandie au lutin familier qui hante la maison, qui prend part aux menus travaux domestiques et qui s’évertue à inventer les farces dont seront victimes les habitants du logis. L’origine du mot gobelin est mystérieuse, mais sa première apparition dans un texte a lieu en Normandie, mentionné pour la première fois sous une forme latinisée : gobelinus. Entre 1123 et 1141, dans son Histoire Ecclésiastique, Orderic Vital relate un fait accompli par Saint Taurin, premier évêque d’ Evreux, venu de Rome afin d’évangéliser un peuple local. Ce saint délivra ses ouailles d’un horrible démon qui se manifestait dans le temple de Diane.

Dæmon enim, quem de Dianæ fano expulit [Taurinus] adhuc in eadem urbe degit, et in variis frequenter formis apparens, neminem lædit. Hunc vulgus gobelinum appellat, et per merita sancti Taurini ab humana læsione coercitum usque hodie affirmat.

« En effet le démon que [saint Taurin] chassa du temple de Diane pour qu’il ne fasse de mal à personne vécut jusqu’à présent dans cette ville, apparaissant fréquemment sous diverses formes. Le peuple l’appelle gobelin, et affirme que le pouvoir de saint Taurin l’a empêché jusqu’ici de faire le moindre mal aux humains ».

Le mot apparaît ensuite brièvement en ancien français sous la forme gobelin vers 1195, puis ne refait surface dans les textes qu’au début du 16e siècle. On estime qu’il a pour origine un diminutif en -inus du latin gobalus « génie domestique », emprunt tardif au grec ϰόβαλος kóbalos « vaurien, filou », puis « lutin, génie malfaisant ». Le rapport avec l’allemand Kobold est également possible.

Mais, ayant obéi aux ordres du saint évêque qui lui ordonnait de briser ses propres statues, ce démon, ne fut pas à l’instant replongé en enfer. Pendant de longues années, obligé d’assister, impuissant, au salut des hommes qu’il avait si longtemps cherché à perdre, il manifesta sa présence dans la ville en jouant mille tours aux habitants, sans toutefois posséder le moyen de leur nuire effectivement.

Les Gobelins transformés en pierre est une nouvelle traditionnelle néerlandaise publiée en 1918 par l’auteur américain William Elliot Griffis dans son recueil de nouvelles intitulé Dutch Fairy Tales for Young Folks.

En 1883, Jean Fleury dans son ouvrage Littérature orale de basse-Normandie, consacre un important chapitre aux goublins,  La plupart de ces récits ont été recueillis, soit au hameau Fleury à Gréville, soit à Omonville-la-Rogue, dans la famille Pouppeville. :

 « Jusqu’à une époque encore peu éloignée de nous, il n’y avait pas de château, pas de maison importante qui n’eût son goublin ou démon familier. Les goublins, pas plus que les fées ne rentrent dans le système chrétien. La religion de Jésus n’assigne aucune place à ces erres, inférieurs à l’homme à quelques égards, supérieurs à lui à quelques autres. Il y a dans ces croyances un reste des anciennes religions qui a persisté à travers la nouvelle. Le goublin se retrouve partout en Europe, domovoï en Russie, troll en Allemagne et en Norwége, poulpiquet en Bretagne ; il porte deux noms au nord du département de la Manche. Près de la pointe de la Hague, à Auderville, il s’appelle drôle, nom qui n’est autre que troll prononcé à la française, et, dans le reste de la province, goublin, mot identique à l’anglais « gobelin ». Dans l’Europe méridionale, le goublin est un lutin.

 Le goublin n’est pas méchant, il est espiègle. Le jour, il prend toutes sortes de formes. C’est un gros chien qui vient se chauffer au coin du feu, c’est un lièvre ferré qui se promène sur un pont, c’est-un cheval blanc qui apparaît dans le pré, c’est un gros matou noir qui ronronne près du feu et se laisse parfois caresser.

Gréville-Hague, aujourd’hui

 Le goublin du Val-Ferrand, à Gréville, apparaissait ordinairement sous la forme d’un lièvre familier. Il venait se chauffer au feu pendant qu’on cuisait le soir la chaudronnée de pommes de terre. Il assistait à la fabrication du pain, et, à chaque cuisson, on lui faisait une galette que l’on mettait en dehors de la fenêtre. Si on l’oubliait, on en avait pour quinze jours de tapage dans la maison. Chez les Fleury de Jobourg, le goublin prenait ordinairement la forme d’un lièvre familier q ui se laissait caresser comme un chat. Ceci se passait il y a environ soixante ans. ( entre 1800 et 1850)

Omonville-la-Rogue aujourd’hui

Comme le souligne Jean Fleury, le goublin est donc un « changeur de forme. » L’une de ses apparences favorites est celle d’animaux de grandes tailles. Notamment le cheval.

Née en 1815, morte en 1904, la folkloriste pionnière Amélie Bosquet a écrit en 1845, “ La Normandie romanesque et merveilleuse ”, une énorme compilation des récits légendaires les plus caractéristiques de la Normandie.

« …notre Gobelin se transforme souvent en cheval, on l’appelle alors le cheval Bayard. Mais c’est un animal diabolique qui se comptait à jouer mille attrapes. Il s’en va, tout sellé et bridé, au devant de quelque pauvre paysan rompu de la fatigue d’une longue route, et qui regagne péniblement son logis. Quelquefois, tenté par la bonne apparence de la monture, le crédule voyageur se hasarde à enfourcher le soi-disant cheval ; c’est alors une agilité de pirouettes, de sauts et de soubresauts, de caracoles, de pétarades à mettre aux abois le meilleur écuyer ! Encore n’a-t-on pas la chance de quitter à volonté cette maudite monture : il faut, bon gré, mal gré, attendre que le Gobelin juge à propos de terminer la plaisanterie, et de se débarrasser lui-même de son cavalier ; ce qu’il fait en le jetant lestement au milieu d’une mare ou d’un fossé d’eau bourbeuse ».

Dans Le Poney Gobelin, un  conte traditionnel français retranscrit par le poète écossais Andre Lang  dans The Grey Fairy Book, un gobelin déguisé en poney incite des enfants à le chevaucher avant de se jeter dans la mer pour les noyer.

Le nom de Cheval Bayard dérivait-il de l’adjectif bai, qui signifie rouge/roux ? C’est possible car lutin, elfe, farfadet ou gobelin, quel que soit le nom qu’il porte, cette petite créature malicieuse a une prédilection pour le rouge. Tout rouge est son petit bonnet . Devient-il feu follet ? il est rouge. Cheval ? rouge encore. D’ailleurs, l’imagination des gens du pays de Caux ( nord de la Normandie) l’a surnommé le « Nain Rouge » ; dans cette région, sa physionomie est sévère, son humeur vindicative et capricieuse et sa susceptibilité très pointilleuse.

Illustration de Brownie, par Alice B. Woodward (1862-1951).

« Défious, défiou des goublins, qui rôdent l’sai dans les q’mins », « Méfiez-vous des gobelins qui rôdent dans les chemins » , paroles écrites par le chansonnier originaire du Cotentin Alfred Rossel à la fin du XIXe siècle en langue normande et toujours chantées par les amateurs de folklore. Plus ici et les savoureuses paroles de la chanson traduites ici.

Le rouge n ‘est pourtant pas la seule couleur qui lui est associée, le blanc également.

C’est ainsi que sont décrites les apparitions mystérieuses qui ont secoué les habitants d’une petite localité du Cotentin telle que le raconte en 1932 l’abbé Charles Lepeley, repris par une revue du Cotentin, Vikland : un croisement entre Barfleur et Cherbourg défraya la chronique. Chaque nuit d’hivers, s’y rassemblait un bien improbable troupeau de chevaux et de taureaux, albinos. Qui tourmentaient tout ceux qui passaient par là. Personne ne fut blessé, mais tout le monde fut effrayé. Et tous savaient qui étaient ces effroyables montures : les goublins. Après s’être terrés dans leur maisons, les habitants choisirent d’affronter ces  » bougres de goublins ». De solides gaillards armés de solides bâtons se rassemblèrent, et virent six énormes chevaux blancs, vision effrayante, au moment des douze coups de minuit surgir depuis Quémanville.. Au terme d’une lutte épique, marquée de phénomènes surnaturels, le troupeau déguerpit. Et le lendemain, plusieurs habitant de mauvaise renommée de ces hameaux présentèrent d’étranges traces de luttes.

Folklore fantastique de Normandie, disponible librement ici.

Mais le goubelin, comme d’autres créatures du petit peuple comme le Leprechaun est également chargé de veiller sur des trésors. En fait, sa présence est un indice, elle indique généralement le voisinage d’un trésor. Tout trésor oublié depuis cent ans est placé sous la surveillance d’un goublin. Dans un herbage voisin du hameau Fleury, à Gréville, près d’une de ces colonnes de pierre que l’on place au milieu des champs pour que les bestiaux viennent s’y frotter quand ils sont démangés, on voyait souvent une belle cruche de cuivre luisante, qui disparaissait quand on venait à s’en approcher. Dans un carrefour voisin, on voyait une femme établie à filer. Quand on s’approchait, le rouet s’enflammait, puis disparaissait et la femme aussi. Dans une maison de Gréville, une femme qui était couchée dans son lit voit tout à coup une demoiselle apparaître à une de ses fenêtres, traverser la chambre et sortir par la fenêtre opposée sans bruit et sans rien casser. D’autres fois, cette même femme, en se réveillant dans la nuit, voyait un petit homme installé à filer au milieu de la chambre ; si elle se dressait sur son lit et lui adressait la parole, fileur et rouet disparaissaient. Tout cela indiquait qu’un trésor était caché dans la maison On le chercha longtemps, mais on ne parvint pas à le découvrir.

Les goublins, lieu dit de Saint-Georges-de-la-Rivière.près de Cherbourg.

 Dans certaines maisons goublinées, on est réveillé au milieu de la nuit par un tapage épouvantable ; les portes s’ouvrent et se ferment avec violence, on entend des corps lourds dégringoler par les montées. Les chaudrons, les poêles, les cruches de cuivre se choquent violemment. Dans la cuisine, on entend des bruits d’assiettes et de verres cassés. Le lendemain matin, on va voir tout est en place, rien n’a bougé.

 Généralement les goublins sont silencieux ; mais il y en a qui parlent. II y en avait un au hameau Fleury, à Gréville, qui avait le don de la parole. On l’avait nommé Gabriet et il connaissait très bien son nom. II prenait diverses formes ; c’était tour à tour un chien, un chat, un veau. On n’en avait pas peur. On lui parlait ; il comprenait, il répondait même quelquefois ; mais il ne causait jamais familièrement.

 Une nuit, il réveille la maîtresse de la maison. Il avait levé la pierre du foyer : « Voilà de l’argent, disait-il, viens le prendre. » Elle aurait bien voulu aller voir, mais la peur l’emporta ; elle resta dans son lit. Bien lui en prit. Gabriet lui dit plus tard : « Tu as bien fait de ne pas venir. J’allais te mettre sous la pierre. »

 II ne trompait pas toujours. Un des fils de la maison s’appelait Desmonts. Une nuit, il s’entend appeler : Desmonts, Desmonts, ton cidre jette.

 Desmonts reconnut la voix de Gabriet ; il craignit un piège et ne bougea pas ; il s’en repentit : le lendemain, quand il entra au cellier, il trouva un de ses tonneaux presque vide, parce que la chantepleure avait été mal fermée.

Gobelin, dessin d’Olive Cockerell tiré de La Reine des Gobelins, par A. Pickering, 1892

 Quand les goublins ne s’en tiennent plus aux simples espiègleries, c’est qu’ils s’ennuient de garder le trésor qu’on leur a confié, qu’ils désirent qu’on le découvre et qu’on les délivre, mais ils n’ont pas le droit d’enseigner le lieu précis où il se trouve. C’est ce qui explique comment les recherches sont souvent infructueuses. Le trésor gardé par Gabriet fut longtemps cherché inutilement parce qu’il n’était pas dans la maison, mais dans une de ses dépendances, dans une grange dont on ne se servait pas. Cette grange, les Fleury la louèrent aux Polidor. Ceux-ci trouvèrent le trésor dans un mur, mais ils ne s’en vantèrent pas. Le trésor « levé », Gabriet disparut.

 Le trésor une fois découvert, il reste encore certaines conditions à accomplir pour pouvoir s’en emparer sans danger. Il faut d’abord l’entourer d’une tranchée pour que le goublin ne soit pas tenté de l’emporter ailleurs ; il faut ensuite enlever soigneusement la terre qui l’entoure, et enfin il faut trouver quelqu’un qui « lève le trésor ». Celui-là est condamné à mourir dans l’année. On prend ordinairement à cet effet un vieux cheval hors de service, dont on fait le sacrifice volontiers. Une dame Henry, de Gréville, qui avait découvert dans un trou de son escalier un vieux pot de terre contenant une somme de quinze cents francs et l’avait tiré elle-même de là, mourut dans l’année. C’était en 1770. On n’a plus entendu parler depuis de trésors découverts.

Allée recouverte de Bretteville-en Saire.

 

Les monuments mégalithiques, dolmens, menhirs, galeries couvertes, passent pour renfermer des trésors. On raconte à Beaumont que des Cherbourgeois qui étaient venus dans la lande à la recherche d’un prétendu trésor, travaillèrent longtemps et ne trouvèrent rien. Comme ils revenaient, ils aperçurent dans un arbre un homme, « pas plus gros qu’un rat », qui se moquait d’eux et leur criait : Fouah ! Fouah !

Il est d’ailleurs piquant de constater que, dans certains cas , la croyance populaire à la présence d’un trésor en un lieu donné repose sur un fait véridique , mais tombé dans l’oubli ; ainsi, en 1828, on trouva , dans la lande de Lessay (arrondissement de Coutances) un trésor d’origine gauloise ; or Gerville à signalé qu’il existait , de temps immémorial , à Lessay , une tradition relative à un trésor , à des goubelins, et se rapportant au lieu précis où fut effectuée la trouvaille (Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. IV, 1829, p. 291).

The Goblin Market, Hilda Koe, 1895

Pour conclure sur une description plus heureuse des interactions entre les humains et le génie domestique qu’est le goublin, nous retrouvons le folkloriste Jean Fleury:

Le lutin du fort d’Omonville-la-Rogue était encore plus familier, mais il était aussi plus espiègle. C’était parfois un mouton blanc ; d’autrefois un petit chien qui se couchait sur la jupe de la jeune fille de la maison et se faisait traîner. La nuit, on l’entendait tourner le rouet, laver la vaisselle. Dans la cour, c’était souvent un veau que l’on voyait apparaître à l’improviste. D’autres fois, c’était un lièvre qui s’amusait tout à coup à partir au galop avec du feu sous le ventre. Parfois c’était un gros chien noir, qui faisait sa ronde le soir en grondant. La jeune fille s’était prise d’amitié pour lui ; il s’amusait à lui jouer toutes sortes de tours
plaisants. Elle voyait à terre un peloton de fil, par exemple, elle le ramassait en se reprochant sa négligence ; tout à coup le peloton de fil éclatait de rire dans ses mains et sautait à terre.

C’était le goublin qui s’ébattait

3 commentaires

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