
Chers lecteurs de Strange Reality, l’Isère, faisant partie de l’ancienne région du Dauphiné, est une terre propice à l’homme sauvage, comme précédent étudié dans mon ouvrage Sur les traces de l’homme sauvage (Editions Favre, 2021). Dans la ville-même de Grenoble, à la Bibliothèque municipale, une fresque du XVIème siècle représente un homme sauvage un arc à la main et le Musée Dauphinois dispose de deux représentations (bois et pierre) de l’homme sauvage datées du XVe siècle.


Certains récits de la Renaissance relatent la présence de l’homme sauvage dans le Dauphiné. En 1638, un couple d’hommes sauvages est aperçu en train de boire dans un torrent entre Livet et Gavet. Quelques années plus tard, en 1646, à La Combe de Lancey, un bûcheron vit, dans le Bois de la Combe, une femme sauvage complètement velue et couverte de sortes de flocons, au poil bicolore (noirâtre avec l’extrémité blanche), sauf sous les yeux, les pieds forts petits. La femme sauvage ne fut en rien effrayée. Revenu le lendemain avec un collègue, ils tentèrent de s’en saisir, remarquant son haleine puante, mais elle poussa un cri sans articulation et son mâle vint la sauver. De peur, les bucherons grimpèrent vite sur les rochers jusqu’à disparaître derrière la montagne.

Mais davantage que les hommes sauvages, le fond folklorique positionne le Dauphiné et l’Isère en particulier comme la terre de prédilection des nains : deux vallées sont particulièrement fécondes, comme l’attestent Les carcaris du Valbonnais et Les bretous du Valgaudemar. Chers lecteurs laissez-moi vous présenter une nouvelle vallée riche en récits sur le petit peuple : l’Oisans.
Bouames et Afas
L’association Freneytique, très active dans la vallée de l’Oisans, a collecté un grand nombre de récits sur les nains dont voici des extraits choisis :
A Allevard, les Sarrasins habitèrent longtemps des grottes redoutées : le petit homme rouge était la terreur des montagnes d’Allevard. Une Faye a même transporté une femme de Montouvrard sur la montagne de Brame Farine.
A Saint-Maximin, ils habitaient sous la Verney de la Sarradine, rocher en surplomb du torrent du Bréda. Ils ne savaient pas parler. Ils venaient aux portes jusqu’à ce qu’on leur donne la moitié d’un pain. A Pinsot, les petits Fayes ou Sarradins n’étaient plus sauvages mais vivaient dans les cavernes et faisaient tout en cachette. Ils volaient beaucoup et faisaient de la fonderie avec le minerai de fer de La Ferrière. A Beaufin, de petites femmes des bois qui ne parlaient pas venaient se chauffer le soir. On continuait à vaquer sans s’en occuper, puis elles repartaient.

Dans sa collecte du Dauphiné (Charles Joisten, Nicolas Abry, Alice Joisten, Êtres fantastiques du Dauphiné, Musée Dauphinois, 2006), le grand ethnographe Charles Joisten recueille des récits en 1952 sur des créatures naines nommés les « bouames » : « À Allemond, les bouames étaient décrits comme de petits êtres malveillants, dérobant des vivres et même échangeant des enfants, semant un trouble parmi les habitants. Selon une informatrice de la collecte de Charles Joisten, les enfants se signaient en passant devant les ouvertures des mines car elles pouvaient être habitées par les bouames.
Les bouames étaient les petits êtres sauvages malveillants du Trou des bouames. Ils volaient la nuit poules et lapins afin de survivre, et chapardaient les pommes de terre et le blé dans les champs. Une femme du Rivier, partie aux pommes de terre avec son enfant, s’est rendue compte qu’on lui avait changé pour un bébé sauvage. Elle l’a fait pleurer et sa mère, on aurait dit une petite vieille, est revenue l’échanger. Il y en avait aussi au-dessus du Molard, qui s’étaient construit de petites cabanes et fabriquaient des paniers. Les gens du Molard mirent le feu à leurs cabanes. Ce feu ou un autre mis par les gens sauvages réduisit le Grand Bois en fumée. Le bois repoussa mais les gens sauvages ne revinrent pas.
À Vaujany, de petits hommes velus, aux longs cheveux rouges, habitaient au « Trou des fayôtes ». Ils volaient du blé, du linge et « échangeaient » parfois leurs enfants contre ceux des hommes. À Auris, la « Caborne des Afas » était vers la Rivoirette. Des substitutions et restitutions d’enfants étaient contées aux veillées.
Au Freney-d’Oisans, des « Afas » voleurs étaient des nains très poilus, disgracieux qui vivaient à la « Pierre du Bois », près de La Combe, hameau abandonné aujourd’hui situé au-dessus de l’Église et sous Puy-le-Bas avec lequel ils ont échangé, puis rendu un enfant. Selon le récit retranscrit, les habitants du hameau du Puy, très en colère, décident de brûler la forêt de la Combe pour faire partir ces êtres mal attentionnés et malveillants.

Oz, Vaujany, Auris, et Le Freney-d’Oisans ont été le théâtre de rencontres avec ces êtres sauvages. Les descriptions et quelques témoignages varient : soit des êtres de petite taille, soit très grands, souvent poilus et laids, mal odorant, frustres, brutaux, munis d’un gourdin rudimentaire, grognant, on leur prête un caractère vicieux, curieux, agressif ou peureux, parfois farceur lorsqu’ils tressent les queues et crinières des chevaux et qu’ils attachent les vaches par leur queue, chapardeur quand ils se délectent d’une tourte posée sur un rebord de fenêtre ou encore dérobant une chemise ou un linge de nuit, ils sont sans vergogne quand, dans le village voisin, ils procèdent à l’échange de leur progéniture geignarde contre un petit enfant humain souriant.
Nains de Mizoën
Si la vallée de l’Oisans semble un terreau fertile pour le petit peuple, le récit le plus connu demeure celui des « Nains de Mizoën ». Avant les populations alpines, de petits hommes de couleurs brunes (soit potiers, fondeurs, forgerons ou fromagers) s’installèrent dans la haute vallée. Ils eurent des descendants qui, eux, ne voulurent pas se mêler aux cultivateurs et éleveurs du village. Désignés comme malfaisants, ils vivaient reclus dans une grotte. Une source du XIXe siècle (M. F. De Villnoisy, « Un aven à explorer », communication faite à la séance du 3 février 1898 de la société française de Spéléologie) donnera la version exhaustive de ce récit :
Lorsqu’autrefois les ancêtres des habitants actuels sont venus s’établir sur le territoire des communes de Besse et de Mizoën, ils y ont trouvé une race de nains qui demeuraient dans une caverne sous la cascade de Pisse.

Ces petits hommes, dont il est facile de reconnaitre la parenté avec les Korrigans qui habitent les dolmens de Bretagne et les Nutons des grottes de Belgique, ne connaissant pas la culture, ils vivaient de chasse, recueillant des produits spontanés du sol, et étaient surtout d’incorrigibles pillards, contre lesquels leurs nouveaux voisins ne parvenaient pas à se défendre.
Ils n’étaient cependant pas sans intelligence ni sans une certaine civilisation. C’est d’eux que les montagnards actuels ont appris à faire le fromage et ils n’ont jamais su pratiquer cette industrie aussi bien que leurs maîtres, car les nains, en recueillant le petit lait, après séparation du caillé, trouvaient moyen d’en retirer de quoi faire une seconde espèce de fromage, ce à quoi on ne parvient plus maintenant.
Ils étaient aussi susceptibles d’ambition, et une femme de leur race, songeant que leur petite taille était la principale cause de l’infériorité sociale des siens, mais que des croisements entre les deux races pourraient faire disparaître ou atténuer cette faiblesse, pénétra en cachette dans la maison d’une femme blanche et fit l’échange de leurs enfants. Elle ne perdait cependant pas le sien de vue, et l’entendant un jour crier, elle rapporta l’enfant qu’elle avait en disant à l’autre mère : « Rends-moi mon fils puisque tu n’es pas capable de le bien soigner, alors que j’ai laissé le tien ne manquer de rien. »
Malgré la reconnaissance que les hommes blancs dus avoir envers les nains bruns pour leur avoir enseigné à faire le fromage, ils leur en voulaient énormément de leur maraudage et après l’incident de l’enfant échangé, ils décidèrent de mettre fin au règne des nains. Ils incendièrent la forêt qui leur servait de refuge. C’est depuis lors que le plateau de Paris est dénudé, et le feu fut si violent qu’il calcina le sol jusqu’à cinq pieds de profondeur.
Le spéléologue M. F. De Villnoisy finit alors son récit sur cette note d’espoir : « La grotte qu’habitaient les nains existe toujours, elle est sur le territoire de Mizoën, du côté des escarpements de la Romanche. Comme on n’y va que rarement, il se peut que les éboulis en aient quelque peu encombré l’orifice, mais il ne faudrait pas une longue enquête pour la retrouver, et si j’avais eu un jour de plus, j’aurais accepté avec joie l’offre que me faisait mon hôte de la rechercher ensemble. Ce n’est, je l’espère que partie remise, et peut-être me sera-t-il possible quelque jour de reprendre cette enquête ».

Ce récit n’est pas propre au village de Mizoën, mais existe sous différentes versions, qui ont toutes pour point commun de situer l’histoire dans les Alpes (Françaises, Suisses et Allemandes). Les nains sont différents physiquement des villageois leurs voisins. Ils sont par définition petits et habitent des cavernes ou des grottes. On les dit secrets, malins, n’ont pas ou peu de contact avec les habitants des villages alentours. Importunés par la rudesse et l’hostilité des gens du bourgs, ils finissent par disparaitre totalement.
Petites Gens des Fréaux
Selon le récit de l’informatrice Anaïs Baptiste, à l’Adroit, derrière le bourg des Fréaux, il y avait autrefois un chemin qu’on appelait le sentier du Peyronnet. Il menait jusqu’à un étroit replat dans la montagne où étaient venus se nicher deux ou trois misérables chaumières qui étaient habitées par des personnes qu’on appelait : les « Petites Gens ».

Ceux qui les ont connus se rappelaient qu’ils étaient petits de taille, plus petits que les hommes ordinaires, ils avaient des habits très grossiers et les hommes étaient bourrus, ils ne connaissaient pas l’usage du rasoir, les femmes ne se montraient pas souvent. Les Petites Gens ne savaient pas allumer le feu, et quand ils n’avaient plus du tout de braise ils envoyaient l’un des leurs aux Fréaux pour ramener de la braise chaude dans un tupin, petit pot en terre.
Le petit homme descendait son pot à la main et arrivé au-dessus des Fréaux il attendit de voir fumer la cheminée où il avait l’habitude d’aller demander du feu, il surveillait le départ de l’homme pour rentrer dans la maison, et la femme toujours bonne allant à son âtre, lui sortait quelques morceaux de braises incandescentes de son échaudoir, là où elle faisait couver les feux. Quelquefois même, en cachette, elle lui donnait une « broche », petite lamelle de bois de saule qui, trempée dans le souffre s’enflammait au contact de la braise. Tout joyeux, le petit homme remontait dans sa chaumière, à travers le pot, la chaleur lui brûlait les mains.
Quelquefois, le soir, trouvant le temps long pendant les longues veillées d’hiver, le petit homme descendait aux Fréaux et quand la femme se trouvait seule, son mari allait veiller chez des voisins, sans faire de bruit, il rentrait dans la maison et s’asseyait sur le rebord de l’âtre, c’était tout son plaisir de regarder filer la laine. Les gestes rapides, précis et fins de la femme, rythme de la pédale et de la roue qui tournait, la laine qui sortait fine et régulière, tout cela l’enchantait, ce n’est pas chez lui qu’on voyait travailler de la sorte.
Avant qu’il ne soit trop tard avec juste un timide bonsoir il partait avant que ne rentre le maître de maison. Quand ce dernier arrivait sa femme lui disait, tiens, ce soir encore est venu le « Petite Gens ». J’aurais bien voulu le voir, répondait-il… Mais quand l’homme revenait au foyer, il n’entrait jamais ! Afin de le mieux connaître et de pouvoir le contempler à l’aise, car ils étaient bien mystérieux ces Petites Gens, l’homme et la femme décidèrent un jour de lui tendre un piège.
Quelque temps plus tard, un soir, l’homme dit à la femme : « Donne-moi tes habits, je te donnerai les miens. Toi tu iras veiller chez le voisin, moi je resterai ici et je ferai semblant de filer. Ce sera bien le Diable si je ne peux pas le voir ! » Ils échangèrent leurs habits, l’homme se couvrit la tête d’un morceau de toile et la femme en pantalon, alla veiller chez les voisins. Sans bruit, devant son rouet, à la faible lueur de la lampe à huile, l’homme fit semblant de se mettre au travail. Au bout d’un moment il entendit un petit bruit à la croisée et devina l’approche du petit homme qui venait regarder avant d’entrer, sans, tourner la tête, le visage baissé il appuyait sur la pédale. Le petit homme rentra et s’assit comme d’habitude. Mais tout de suite il vit que celle qui était au rouet n’était pas la même que d’habitude, quelques coups d’œil en coulisse avaient aussi révélé un regard inconnu, celui de l’homme de la maison !
L’habileté était loin d’être comparable ! Même certain coup il n’arrivait pas à passer le fil dans le trou de la broche. Le petit homme, d’habitude si timide, se voyant jouer, dit d’un seul coup : – Filons, filoche mais jamais n’encoche » et debout, en un clin d’œil il sortit dans la nuit noire. Il ne revint jamais plus.
Chers lecteurs, les « Petites Gens de Fréaux », vivant à la lisière du bourg civilisé durant le haut Moyen-âge, semblent partager des similitudes avec les cagots, une communauté de parias du Sud-Ouest largement documentée par nos soins, tout en s’éloignant des cas circonstanciés de crétins des Alpes, intégrés au cœur du bourg mais souffrant de carences psychophysiologiques. Mais qui étaient finalement ces « Petites Gens des Fréaux », ces nains de Mizoën et plus largement ce petit peuple de la vallée de l’Oisans ? Quelles étaient leur origine ? Deux hypothèses sont souvent avancées pour donner corps à la persistance des légendes des nains très répandues dans les Alpes : celle du peuple Ligure et celle des confréries de nains miniers.
L’hypothèse la plus commune est de transposer la représentation des nains et de leur combat face aux hommes, à l’histoire du peuple Ligure, généralement décrit comme un peuple de petite taille et trapu, qui serait installé en Ligurie, Dauphiné et Provence vers 3000 ans B.P. Ils furent vaincus et chassés par les Celtes, décrit comme un peuple de grande taille, vers 2300 ans B.P.

Grâce aux travaux de l’historien allemand Wilfried Liessmann, spécialiste des mines, nous pouvons avancer une seconde hypothèse : et si les nains des grottes alpines étaient réellement des personnes de petite taille ? Employés par les verriers de Murano et les riches marchands de Venise, d’authentiques confréries de nains étaient devenues leurs prospecteurs et traversaient les Alpes à la recherche des meilleurs filons.

Ces hommes de petites tailles très secrets semblaient deviner où trouver les filons de cobalt, de manganèse, d’or et d’argent, grâce à une science qu’ils étaient les seuls à connaître. Leurs prospections étaient de loin les plus rentables. Très rapidement, les investisseurs italiens ont compris qu’il était dans leur intérêt d’utiliser le potentiel de ces mineurs atypiques, mais rentables. Un autre avantage avec les « Nains de Venise », et qu’ils savaient se faire discrets. Enfin, le dernier avantage était la taille, réduite, qui leur permettait aisément de se faufiler dans les boyaux les plus étroits et les plus profonds afin d’extraire les meilleurs filons.
Cependant, le parallèle avec les confréries de nains de Venise semble s’arrêter là : les nains de l’Oisans ont beau s’abriter dans des grottes, aucun récit ne mentionne de galeries minières. Les nains de l’Oisans ne semblent pas miniers mais plutôt potiers, forgerons et fromagers. De plus, ces nains sont explicitement là avant les hommes blancs (villageois alpins), et ne semblent pas être des travailleurs nomades comme les nains miniers de Venise. L’hypothèse d’une analogie avec le peuple Ligure semble donc la plus séduisante, bien que peu documentée par des sources antiques très lacunaires.
Néanmoins, cette hypothèse ligure, un peuple protohistorique de petite taille, semble confortée par le riche répertoire fossile européen concernant les Homo sapiens de petites tailles durant le Néolithique : à l’Ouest de la vallée de l’Oisans a été trouvé le fossile de l’Homme de Chancelade ; au Nord l’Homme de Furfooz ; au sud les Pygmées de Soubès et l’Homme de Grimaldi ; à l’Est les Hommes de Chamblandes et les Pygmées suisses de Schaffouse.
Cette modeste enquête sur les nains de l’Oisans démontre une nouvelle fois la richesse folklorique, ethnographique et archéologique du petit peuple en France, qui persiste à hanter cette frontière si ténue entre mythe et réalité.


Bonsoir,
Merci encore pour cet article (je ne le découvre qu’à présent). La Tarentaise (Savoie) n’est pas exactement l’Oisans (Dauphiné), mais j’en profite pour signaler cet article, et le premier cas, que je dois au même Charles Joisten. NB c’est ancien, c’était optimisé pour le VGA… https://daruc/fr/enleve.htm
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Merci à nouveau cher Jean Roche pour votre dialogue avec notre texte. Votre site Daruc, très bien documenté, a été pour nous une source d’inspiration importante ! ;)
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