L’homme sauvage et la fête 3

Carnavals de l’homme sauvage

     Après deux premières parties contextuelles (« Premières célébrations » et « Fêtes de l’ours »), nous sommes enfin arrivés au cœur-même de la notion d’homme sauvage et de fête, à travers la riche thématique des « Carnavals de l’homme sauvage ».

     Pour ces travestissements, le folklore belge ne prendra le chemin du poil mais celui de la feuille, motif constitutif de l’identité du Green Man élisabéthain. Des carnavals autour des hommes-feuilles, des géants et des dragons pullulent sur le territoire franco-belge, comme en atteste leurs inscriptions en novembre 2005 au titre de patrimoine culturel immatériel de l’humanité sous l’appellation de « Géants et dragons processionnels de Belgique et de France ». Lors de danses et carnavals ritualisés dans les villages ardennais, les hommes-feuilles se réunissaient en associations et confréries, d’où l’expression de « frère-feuille », dont serait dérivé la terminologie française de « farfelu ».

Un homme-feuille des processions ardennaises (2006)

     Couvert de feuilles d’arbres multicolores, dansant et chantant, empli d’insouciance, l’homme-feuille aboutira bien plus tard dans sa forme baroque à l’Arlequin du carnaval de Venise. Ce personnage de pauvre arbore souvent un costume rapiécé, le transformant tantôt en serviteur, tantôt en bouffon, ce qui permet à cette figure bouffonne de devenir un personnage pivot de la Commedia dell’arte dès le XVIème siècle aux cotés de Scaramouche, Pantalon, le Docteur ou Colombine.

Le costume de l’Arlequin de Venise (2014)

    Le costume de l’homme sauvage français, à l’illustre exemple du « bal des ardents » (voir le premier article sur « L’homme sauvage et la fête »), restera abonné au poil et à l’abondante fourrure. Nous noterons avec un vif intérêt que Bielsa dans la vallée des Monts-Perdus, lieu du témoignage capital de Manuel Cazcarra (1993), connaît un folklore très riche de l’homme sauvage, notamment à travers son Carnaval annuel à la fin du mois de Février.

Le défilé des « Tangas » (Bielsa, 2020)

     Des hommes, les « Trangas » déguisés en ours terrorisent tout le village à grand renfort de cris, à la recherche de jeunes filles, les « Madamas ». Cette coutume païenne interprète le réveil de la nature et de l’amour après les durs frimas de l’Hiver.

     Bayonne, chef-lieu des Pyrénées-Atlantiques, voit défiler tout ce que le Pays basque compte de rites, de mythes et de personnages liés au carnaval, en ce mois de Février charnière du passage de l’ombre à la lumière, du chaos à la cosmogonie et de la terre froide au retour du soleil et à la fertilité de la terre. Une promesse de vie recommencée, et surtout « un grand événement communautaire » auquel tient fortement Iñaki Serrada, le président de l’association d’arts et traditions basques Orai bat, qui a ravivé la coutume du Carnaval basque dans l’enceinte fortifiée de Bayonne depuis 2017. « La Ville de Bayonne nous a demandé d’organiser une fête représentant les carnavals ruraux » explique l’ancien animateur socioculturel.

      Par rapport aux fêtes rituelles des Pyrénées orientales (voir le second article sur les « Fêtes de l’ours »), l’ours est remplacé par un authentique homme sauvage, dont la fourrure abondante est simulée par une peau de mouton. Iñaki Serrada, passionné par la culture basque, témoigne avec enthousiasme : « On dit que les hommes sauvages sont issus de l’amour d’un ours et d’une jeune fille (…). Ils sont chargés de réveiller l’ours, symbole de virilité et de fertilité. Ils sont là pour chasser le mauvais sort au son des sonnailles. Pour fêter la fin de l’hiver et le réveil de la nature avec le réveil de l’ours ». L’organisateur de ce défilé confie par la suite : « je suis natif de Lecumberry, au pied d’Iraty, là où l’on trouve les hommes sauvages ».

Fête de l’homme sauvage (Bayonne, 2017)

     La vallée de Lötschental en Suisse est constituée par une série de hameaux qui, chaque année, organise un « carnaval » des hommes velus. Les jeunes hommes descendent de hameau en hameau, masqués, complètement recouverts de peaux de chèvres, et en se dodelinant sans proférer une parole articulée, au seul son des cloches « tarines », coursant les filles qu’ils rencontrent sur leurs passages, et les culbutant dans la neige.

     Pendant ce Carnaval païen et immémorial, les villages du Lötschental sont envahis par les «Tschäggätta», des personnages effrayants couverts de fourrure et portant des masques grimaçants. Cette coutume païenne est autorisée dans le Lötschental à partir du 3 février, et bat son plein entre la Chandeleur et le Mardi Gras.

Les «Tschäggätta», hommes sauvages et primitifs du Carnaval de la Chandeleur

(Vallée du Lötschental, Suisse)

Détail des «Tschäggätta»

(Vallée du Lötschental, Suisse)

     Les Tschäggättä sont revêtus de vieux vêtements enfilés à l’envers, dont la doublure est placée vers l’extérieur. Ils portent par-dessus des peaux de mouton ou de chèvre qui sont fixées par une ceinture de cuir attachée au niveau des reins à laquelle se balance généralement une cloche de vache, la «trichla». Cette tradition carnavalesque, tout comme la fête de l’ours, est encore très vivace de nos jours.

Masque rituel du carnaval de Lötschental

     Le Carnaval de Lötschental en Suisse sera un terreau très fertile pour le film d’horreur Humains (2009) de Jacques-Olivier Molon et Pierre-Olivier Thévenin (bande-annonce du film). Ce film, porté par Lorànt Deutsch, Dominique Pinon et Sara Forestier, s’ancre dans le territoire du Lötschental (Alpes Suisses) et s’ouvre par le monstrueux et fascinant défilé des «Tschäggätta». Le scénario du film s’avère un mélange habile entre le folklore des «Tschäggätta» et la survivance dans ce massif très reculé du peuple néandertalien. Le canevas s’avère passionnant, même si pour les contraintes du genre filmique (Survival Horror), les néanderthaliens ne sont pas suffisamment esquissés et se muent trop vite en rednecks assoiffés de chair humaine. Un sympathique Délivrance dans les Alpes suisses, en somme !

Humains (2009) de Jacques-Olivier Molon et Pierre-Olivier Thévenin

     Qu’expriment, même confusément, ces nombreux défilés de l’homme sauvage, tant en France qu’en Belgique et en Suisse ? L’idée d’un homme sylvestre devenu peu à peu lointain, évanescent et vaporeux. Ainsi, l’homme sauvage est mis à mal par la bien-pensance bourgeoise dans les villes, là où le combat est engagé par la religion dans les campagnes profondes : personnage païen, il se confondra bien souvent avec l’ours au Moyen-âge puis avec l’ogre à l’époque moderne. L’église, dans les campagnes, ne savaient pas trop quoi faire de cet homme ensauvagé. Dans un premier temps, le syncrétisme religieux en a fait le diable de nos campagnes, méchant bougre, personnage laïcisé et étonnamment prosaïque des compilations de l’ethnographe Charles Joisten.

     L’homme sauvage diabolisé annoncera toute une cohorte de croquemitaines qui officieront durant les fêtes chrétiennes pour prémunir les fidèles du péché : Père Fouettard, Krampus et Befana font ainsi partie du cortège de Saint-Nicolas, la méchanceté diabolique s’alliant naturellement à la bonté divine.

Saint-Nicolas escorté par deux krampus (2011)

     Au XXIème siècle, les croquemitaines séviront toujours mais sur la Toile Internet, comme en témoigne le regain d’intérêt sur le territoire américain pour le Wendigo, le Motham et évidemment le célèbre et macabre Slender Man, poussant aux plus sordides faits divers via la toile ourdie par le Dark Web.

     L’homme sauvage sera aussi, dans les temps modernes, célébré et acclamé, à l’illustre exemple des figures surmédiatisées de Chewbacca (Star Wars) et du héros Marvel Sasquatch (alias Walter Langkowski).

     A quelques encablures d’Hendaye, ville côtière et frontalière, se dresse le Wow Park où un Basajaun bien inoffensif nous accueille à bras ouverts, mascotte du parc et peluche géante pour les enfants qui ne demandent qu’à se lover dans ses poils soyeux. Ainsi, l’homme sauvage rejoint pour notre société de consommation le sort bien inoffensif et neutralisé qui avait été réservé à l’ours en peluche.

Le Basajaun, mascotte du Wow Park (2016)

     Par cet ensemble de trois textes sur le Carnaval, Strange Reality voulait vous amener, cher lecteur, à vous délecter de plusieurs temps festifs et rituels liés à l’homme sauvage : le feu sacrificiel (les buchers, le « bal des ardents »), la proximité entre l’homme sauvage et l’ours (les fêtes de l’ours), les motifs symboliques des masques carnavalesques (les «Tschäggätta» du Lötschental). Des enluminures médiévales, aux contes pour enfants, en passant par les totems amérindiens, les Carnavals et la toile Internet, il existera toujours un homme sauvage qui sommeille en nous, un sage cousin éloigné qui aurait refusé les sirènes tapageuses de la civilisation pour nous indiquer l’étroit chemin d’une réconciliation d’avec la nature, l’insouciance, la danse et la fête.

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