Entretien avec Cristina Noacco

Maître de Conférence en Littérature médiévale

« L’Homme Sauvage dans les Lettres et les Arts »

Début 2019, a été publié par les Presses Universitaires de Rennes un ouvrage important, qui étudie la figure de l ‘homme Sauvage à travers les âges et les contextes culturels.

Cet ouvrage est le fruit de l’ initiative de deux universitaires : Cristina Noacco ( maître de conférence en littérature française du Moyen Age à l ‘université Toulouse 2 Jean Jaurés, laboratoire PLH) et Sylvie Duhem (maître de conférence en Histoire de l ‘Art moderne à l ‘université Toulouse 2 Jean Jaurés, laboratoire FRAMESPA)

Cristina Noacco

StrangeReality : Quel chemin vous a amenée à vous pencher sur le personnage de l ‘homme sauvage?

Cristina Noacco : Je m’intéresse au sujet de la métamorphose dans la littérature médiévale française. La figure de l’homme sauvage m’interpelle, car il s’agit d’un être qui se trouve à la frontière entre deux mondes, et qui exprime un possible passage d’une situation de culture et d’acculturation ( assimilation de la culture dominante) vers un état de nature, mais aussi et surtout un passage de l’état de nature vers une situation d’acculturation.

Eco-musée de Valgerola dans les Alpes italiennes, peinture d’homme sauvage, 1464

C’est cela qui m’a interpellée au départ. Ensuite, j’ai fait la connaissance d’une collègue historienne de l’art, Sylvie Duhem,  qui s’est occupée de la figure de l’homme sauvage dans la sculpture bretonne. Quand j’ai su qu’elle travaillait sur ces sujet, je me suis dit que cela pouvait être intéressant de croiser nos compétences, et de s’interroger sur cette figure importante, qui est très fréquente,  à la fois dans les textes et dans l’iconographie. De plus, il s’agit d’un sujet très actuel, parce que aujourd’hui soit on se sert de la figure de l’homme sauvage pour affirmer, a contrario, nos certitudes culturelles, soit on a peur de l’autre. S’interroger sur l’homme sauvage signifie pour moi s’interroger aussi sur les rapports qu’on a aujourd’hui avec les autres cultures.

Dietrich combat l’homme sauvage. Le poème épique « Sigenot » appartient au soi-disant « Dietrichepik », un immense complexe de légendes orales. 201 illustrations accompagnent la rédaction de Ludwig Henfflin en 1470.

© Ulrike Spyra, Maria Effinger, Bibliothèque universitaire Heidelberg

Vous dites que c’est une créature importante, et alors pourquoi une telle démarche maintenant, pourquoi ce livre n’a pas été publié avant ?

Cristina Noacco : Il y a eu plusieurs études sur l’homme sauvage, notamment en histoire de l’art ; je connais des études en anglais sur la littérature médiévale. Il y a eu aussi des expositions dans des musées. C’est un sujet qui a déjà été étudié dans des domaines ponctuels. Ce qui nous intéressait était de voir ce qu’il en était sur la longue durée, pour mettre en relation en fait des approches différentes. Notre hypothèse de départ, confirmée par les différentes contributions du volume, c’était de reconnaître qu’il s’agit d’une figure relative, parce qu’elle dépend de la définition qu’on donne du monde sauvage à chaque époque, notion qui dépend de celle de civilisation qu’a forgée la culture de référence. Dans un chapitre du livre, un collègue historien affirme qu’il n’y avait pas d’hommes sauvages chez les Grecs, il y avait le barbare, celui qui ne connait pas la langue, et il pouvait exister d’autres civilisations ailleurs.

Notre étude se déploie donc dans la durée et dans des contextes différents. Notre souhait était de croiser plusieurs compétences : la linguistique, la littérature, l’histoire, l’histoire de l’art et l’anthropologie. C’est ce croisement de regards qui fait la richesse de l’ouvrage.

Donc c’est un ouvrage collectif ?

Exactement, nous avons commencé par inviter à un séminaire de recherches des collègues de notre université, à Toulouse (c’était à l’automne 2016), puis nous avons organisé des journées d’études, en avril 2017 et l’ année suivante un colloque international avec des participants d’autres pays que la France pour pouvoir élargir notre réflexion. Au final, ce sont deux universités (Toulouse et Rennes) et quatre laboratoires qui se sont impliqués dans ce projet d’étude sur l’homme sauvage. C’est devenu un gros projet, qui a donné lieu à plus de trente articles sur l’homme sauvage. Je me suis dit qu’il fallait en faire un ouvrage, or nous ne pouvions pas tout publier. Le résultat est un volume qui dépasse les 500 pages, et qui réunit trente-quatre contributions.

Femme sauvage, 15ème siècle, Musée national du Moyen-äge de Cluny, Paris

Et ce premier volume va être suivi par un deuxième, consacré cette fois-ci à la femme sauvage dans les Lettres et les Arts. Il est en cours de préparation. Il y a donc à la fois une continuité et un prolongement du sujet d’étude dans le deuxième volume.

La différence entre homme et femme sauvages est telle que cela justifie un ouvrage séparé ? Et à partir de là, est-ce que dans les sources littéraires et artistiques figure aussi la notion de ‘famille’ sauvage ?

Oui, consacrer un ouvrage à la femme est parfaitement justifié, et cela entraîne également une réflexion sur le couple sauvage. On retrouve ici des emplois différents par rapport à la figure de l’homme sauvage. Par exemple, les marques d’imprimeur ont utilisé parfois la figure du couple sauvage autour d’un arbre. On y trouve toute une symbolique qui peut avoir des sens différents.

En revanche, nous avons rencontré peu de représentations de famille sauvage, sans doute parce que la notion de famille renvoie à une cellule de communauté, alors qu’on a remarqué que la figure de l’homme sauvage est exploitée notamment pour signifier l’isolement, le manque de contact avec la société, or quand on a une famille on a une cellule communautaire qui représente déjà une culture.


Jean Bourdichon (1456-1520) , Les quatre états de la société : l’homme sauvage ou l’état de nature

L’homme sauvage dans un contexte français, européen, c’est l’homme sauvage médiéval, c’est l’archétype, le moment de l ‘âge d’or de l’homme sauvage dans la culture européenne ?

Cette figure n’apparaît pas seulement au Moyen Âge. En tant que médiéviste, je me suis intéressée plus particulièrement à un auteur du XIIe siècle, Chrétien de Troyes, mais si on parcourt le livre on se rend compte que toutes les époques ont exploité cette figure soit pour dire ce qu’on est, par rapport à ce qu’on ne veut surtout pas être, soit pour montrer l’autre : celui qu’il faut chasser, ou apprivoiser, ou éloigner….

François Desprez, Recueil de la diversité des habits, 1564

A la fin de notre enquête, nous avons abouti à ce constat : chaque époque a forgé sa notion de sauvagerie. Mais on peut aussi déceler deux grandes périodes pour l’homme sauvage, qui ont donné suite à deux grandes définitions de l’homme sauvage. Il y a un avant et un après les grandes découvertes géographiques. Avant la découverte de l’Amérique, l’homme sauvage est soit l’homme des confins du monde, soit l’homme du début du monde, notre ancêtre, le premier homme. Donc soit l’homme primitif soit l’homme des confins du monde. Mais après les grandes découvertes, on se rend compte que l’homme sauvage n’est pas ailleurs, il peut être aussi incarné par la société de référence. C’est là que c’est troublant, parce que finalement il est assez facile de partager le monde de manière manichéenne, avec d’une part la civilisation, le bon côté, de l’autre le côté sauvage. Mais lorsque la sauvagerie est au sein de la civilisation, elle est plus difficile à détecter et donc plus dangereuse. Ça arrive notamment au XXe siècle, lors des deux guerres mondiales. On se rend compte que l’Homme est féroce contre l’Homme, que l’Homme est porteur de sauvagerie.

Dessin de Charles Le Brun dans sa dissertation sur un traité concernant le rapport de la physionomie humaine avec celle des animaux (1806)

Le concept d’homme sauvage évolue donc selon les époques, change selon les contextes, mais est-ce que qu’on peut tout de même dire que l’homme sauvage, c’est l’image d’un homme archaïque couvert de poils ? Cette définition pourrait-elle être acceptée ?

Oui, on peut le dire, mais l’homme sauvage n’est pas que ça, pas toujours. Il y a des études sur la pilosité, comme celle de Florent Pouvreau, Du poil et de la bête, iconographie du corps sauvage à la fin du Moyen Âge (CTHR, 2014). Il y a des moments où on associe homme sauvage et homme poilu, bien sûr, mais, encore une fois, l’homme sauvage ne se réduit pas à cette caractéristique. Aujourd’hui, dans la bande dessinée, dans les film d’animation ou dans les fictions cinématographiques, il y a d’autres caractéristiques qui émergent. La couleur par exemple : le vert renvoie au monde de la nature, et pas que pour désigner le côté sauvage de la nature. Je pense à Schrek, par exemple, ou à d’autres personnages qui peuvent âtre qualifiés positivement et négativement.

Homme Vert, Les heures de Bedford, 15ème siècle

De toute manière la figure de l’homme sauvage s’inscrit toujours dans une vision morale, cela dépend donc de celui qui l’exploite et de ce qu’on lui fait dire. Une des contributions du livre présente les « peaux rouges » du nouveau monde, dans une peinture qui montre le cannibalisme supposé de ces indigènes. Il s’agit en réalité d’un instrument de propagande, de la part du peuple colonisateur. Ici c’est la couleur rouge de la peau qui fait penser à un caractère violent et sauvage, donc l’altérité n’est pas exprimée uniquement par la pilosité. Cette peinture représente des cannibales du nouveau monde, ce sont des Hommes, et non des animaux, mais des hommes dangereux, car anthropophages.

En Amérique française, les mots Indiens et sauvages étaient synonymes.

Les poils éloignent l’homme sauvage de ce qu’est l’Homme, donc c’est une manière d’animaliser cette figure, tandis que lorsque l’homme sauvage n’a pas de poils, on va vers cette idée de sauvagerie qui est au sein de l’Homme, ambiguë et dangereuse.

blason de la ville d’Anvers, Belgique

Il y a en France des fêtes folkloriques, les fêtes de l’Ours de la vallée du Vallespir, qui rejoignent les traditions liées à l’homme sauvage. Finalement, est-ce qu’au lieu d’être considérées des fêtes de l’ours elles pourraient être appelées fêtes de l’homme sauvage ?

Oui, car ces fêtes sont, entre autres, une manière d’exorciser la peur. Le Vallespir est une vallée de montagne, on peut imaginer que par le passé il y a eu des problèmes de cohabitation entre hommes et animaux. Aujourd’hui encore le sujet de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées est source de débat, car on connait les dégâts causés par l’ours, ainsi que la complexité de cette démarche. Je pense que ces fêtes sont l’occasion de vivre la relation à la sauvagerie et d’exorciser la peur qui en vient. Dans ces fêtes il y a des figurants qui incarnent les ours, et qui se permettent de jeter par terre les femmes qu’ils rencontrent. Ce sont des fêtes qui mettent en avant une certaine violence, et qui représentent à la fois une sorte de carnaval. L’ours est l’animal qui se rapproche le plus de l’homme, c’est un animal qui fascine, car on le sent proche de nous, mais on en a peur également.

« L’ours » de Prat del Mollo, France

Dans ces mêmes régions de montagne des Pyrénées, jusqu’au XIXe siècle on avait des montreurs d’ours, donc c’est toujours l’homme qui a la part belle. C’est une manière, à mon sens, de dominer nos peurs liées à l’ours, et donc au monde sauvage. Il s’agit de réduire la présence de l’ours à un prétexte qui permet à l’homme de se défouler et de revenir, le temps d’un week-end, sauvage.

un ours tellement Humain. Prat del Mollo, France

Mais il y a aussi une véritable fascination pour la force de l’ours, c’est tout cela qu’incarne celui qui joue le rôle de l’ours pendant ces fêtes.

Sait-on si pour nos ancêtre l’homme sauvage était perçu comme réel, ou n’était-ce qu’une créature de carnaval, un concept que l’on utilisait à certaines dates du calendrier ou selon les occasions ?

Il y a l’exemple de la bête du Gévaudan, qui est liée à un fait historique, dont on ne sait pas à quelle espèce elle appartient. Mais on peut voir l’homme sauvage comme une création, un message pour montrer le niveau de civilisation qu’on a atteint : regardez-nous, comme nous sommes bien civilisés, pas comme ces hommes rudimentaires qui n’ont pas d’organisation sociale. C’est une manière de refuser et de rejeter l’autre, qui permet de construire l’identité de la société de référence.

Finalement, peut on dire que l’homme sauvage européen, le bigfoot américain, le Yéti asiatique sont des créatures équivalentes, similaires ?

Les figures du bigfoot et du le yéti sont à considérer dans la longue durée, parce qu’elles participent de l’imaginaire lié à l’homme sauvage. Vous avez un homme poilu à l’excès, le yéti, que d’ailleurs certaines études rapprochent d’une espèce d’ours rare et mystérieux. Lorsque Marco Polo fait son voyage en Chine au Moyen Âge, il décrit des peuples étranges qu’il a rencontré et il parle, entre autres, du monopode, qui évoque le bigfoot.

Le Livre des merveilles, récit par Marco Polo ( 1254-1324) de ses aventures montre t-il, au centre de cette image, le premier bigfoot ?

Donc je pense qu’il faudrait considérer ces figures sur la longue durée, parce que le regard que l’on porte sur elles, comme sur l’homme sauvage en général, change avec le temps. Aujourd’hui on fait des films pour la jeunesse, des films d’animation avec de petits yétis attendrissants, sortes de « peluches ». Mais il faut savoir qu’il existe des civilisations qui ont très peur du yéti, qui peut-être organisent des célébrations pour l’éloigner, et qui les considèrent comme des mauvais esprits. Il faudrait aller plus loin, et chercher à comprendre quelle est la culture de référence car, on le voit avec cet exemple, le regard peut changer du tout au tout.

La mascotte des Jeux Olympiques de Vancouver était un sasquatch.

Cela concerne même des figures que l’on croit plus simples, comme le yéti, et qui, en revanche, est une créature plus complexe que l’on croit.

Qu’il s ‘agisse de yéti, de bigfoot, d’homme vivant à l’état sauvage, d’animal humanoïde couvert de poils ou de feuilles, on est à la fois fasciné par une figure proche de la nature, ce que nous sommes de moins en moins, et à la fois nous en avons peur, et on la considère comme l’autre par excellence. D’un côté on a le refus qui entraîne l’animalisation de l’autre, et de l’autre on a une figure issue de la nature et proche de l’homme, car on aimerait retrouver, à notre tour, une harmonie perdue avec la nature. C’est ce que nous avons souhaité souligner dans le dernier chapitre du livre, le retour à l’état sauvage pour renouer avec les espaces naturels et sauvages.

FIN

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