Par Florent Barrère

Après le précieux témoignage de Marion sur un mystérieux lutin de la Haute-Savoie (voir l’article « Le nain velu de Morillon »), des découvertes archéologiques méconnues (voir l’article « Les pygmées suisses du Néolithique ») et un point quasi exhaustif sur les nutons de la Belgique (voir l’article « Le petit peuple des Ardennes »), Florent poursuit ses recherches sur les traces laissées par le « petit peuple » dans notre riche patrimoine folklorique, en s’attardant sur les mythes et légendes du pays basque relatif à l’homme sauvage.

Un « petit peuple » bâtisseur
Le pays basque n’est pas le territoire de l’unique Basajaun, homme sauvage d’une taille supérieure à l’humain. Grand seigneur, maître des animaux, craint par les bergers mais les avertissant par ses cris avant de fortes pluies, le roi sauvage de la forêt d’Iraty partage volontiers son vaste territoire avec « un petit peuple » intelligent et farouche, à rapprocher des nutons ardennais précédemment documentés. Ces nains farouches et discrets se nomment les laminak.
Le plus souvent, les laminak sont dépeints soit comme des nains mâles, soit comme des femmes de taille normale dont le bas du corps est pourvu de caractéristiques animales (pieds palmés, pattes de poules, sabots de chèvre ou queue de poisson). Créatures essentiellement nocturnes, les laminak vivent sous terre, dans des grottes ou auprès des sources et des ruisseaux. Les récits et contes sur les laminak forment une partie importante du corpus de légendes basques. De nombreux lieux au pays basque, autant du côté français qu’espagnol, leur doivent leur nom et la construction de plusieurs ponts, églises ou autres bâtiments leur est attribuée.

Jean-François Cerquand (Légendes et récits populaires du pays basque, Editions Aubéron) fut le premier chercheur à décrire les laminak vivant de manière structurée, en clans, en familles, avec femmes et enfants. L’auteur s’est attardé sur le pont de Licq-Athérey, soi-disant bâti il y a plusieurs siècles par les laminak. Ce pont auquel il manque une pierre ne fut donc jamais achevé. Pourquoi ? La légende semble répondre à nos interrogations légitimes : « Les gens de Licq-Athérey avaient besoin d’un pont, grand, beau et solide. Ils en appelèrent aux laminak connus pour leurs talents de bâtisseurs. En échange de leur travail, toujours exécuté en une nuit et en une nuit seulement, les lutins exigèrent pour seul paiement la plus belle fille du village. L’affaire fut réglée : si les laminak terminaient le pont avant l’aube, la plus belle fille du village était à eux ! Ainsi motivés, les courageux nains posèrent pierre sur pierre. L’édifice était presque achevé quand, au moment de poser la dernière pierre, le chant d’un coq retentit. Les Laminak fuirent, laissant le pont aux habitants et la belle récompense pourtant promise à son fiancé, qui s’était arrangé quelques minutes plus tôt pour que le coq de sa basse-cour chante avant l’heure du lever du soleil… »


Le pont des laminak, Licq-Athérey, France
De manière générale, on admet que les laminak vivent sous terre et sortent la nuit car ils ne supportent pas le soleil. Ils s’enfuient invariablement au chant du coq. Ils habitent dans les grottes des montagnes ou sous les roches. En 1900, Paul Sébillot (Folk-lore de France (1904-1907), Editions Hachette Livres, 2013. p. 324) note que « les cavernes du pays basque sont presque toujours la demeure des Lamignac ». Une de leurs demeures était le vieux donjon de Rocafort sur la colline de Gaztelu entre Saint-Martin-d’Arberoue et Isturitz. Sous la colline se trouvent les grottes d’Isturitz avec lesquelles une porte du château était dite communiquer. On rapporte aussi que les laminak vivent auprès des sources et des ruisseaux. Parfois le thème de la demeure souterraine est directement lié à celui de l’eau, comme au pont d’Utsalea à Saint-Pée-sur-Nivelle où ils vivent sous l’arche ou encore aux grottes dites Laminenziluak (les trous des laminak), à Camou-Cihigue dans la Soule, où naissent trois sources dont une d’eau chaude à laquelle sont attribuées des propriétés curatives. La porte de leur demeure s’ouvre lorsqu’on frappe le sol devant le seuil avec un bâton. L’intérieur ne diffère pas sensiblement de l’habitat du paysan basque. Les laminak y vivent en famille et ils ont des enfants.

Grottes d’Isturitz et de Sare, peuplées par les néanderthaliens… et les laminak !
La géographie du Pays basque ne se prive pas pour évoquer l’habitat des laminak au travers de nombreux toponymes. On trouve essentiellement des grottes : les cavernes des laminak (Lamien-leze à Zugarramurdi en Navarre, Laminen-ziluak, Laminzilo), le gouffre des laminak (Lamiosin près de Bera en Navarre) ; des rochers : la pierre des laminak (Lamiarri à Arizkun et à Bera, Lamiarriaga, Lamiarrieta) ; des puits : le puits des laminak (Laminosin à Juxue en Basse-Navarre, Lamisin, Lamuxain) ; des bords de rivières : Lamindania (moulin situé à Lacarry), le ruisseau des laminak (Lamiozingo erreka toujours près de Bera, Lamixain, Lamiñerreka), etc. Au niveau de leurs habitations souterraines, les laminak habitaient deux grottes à forte valeur archéologique ajoutée (sites néanderthaliens) sur le territoire basque : Sare et Isturitz.


Bernard Heuvelmans évoquait déjà, dans « L’homme congelé du Minnesota », la présence d’une lame osseuse dans la grotte d’Isturitz datant de la période magdalénienne. Les archives scientifiques nous permettent de remonter à la communication du docteur René de Saint-Périer sur la question : « […] Sur la face opposée, deux figures humaines se font suite. A la partie supérieure, est gravée une femme nue aux formes massives. La tête manque, à cause de l’état incomplet de la lame osseuse ; il semble qu’un collier ait orné le cou. […] Au-dessous de la femme, une figure d’homme, à face barbue plutôt que masquée, est représentée seulement à mi-corps, à cause de la fracture ancienne de la pièce […] On connait de rares figurations humaines paléolithiques accompagnées de flèches : le guerrier blessé de la Cueva Saltadora, le combat de Morella la Vella, par exemple, mais aucune œuvre d’art à cette époque, à notre connaissance, n’a montré un trait barbelé dirigé contre une femme. Il nous semble difficile de voir dans notre gravure, comme dans cette dernière scène ou comme pour les flèches frappant des animaux, une intention de meurtre. Nous y verrions plus volontiers un désir de possession.

La flèche ne serait plus qu’un symbole, indiquant l’emprise de celui qui l’a tracée, sans qu’une pensée de mort n’intervienne. Cette hypothèse parait confirmée par l’attitude de l’homme qui n’est pas hostile. On sait que les populations primitives ont recours à maintes pratiques magiques dans leurs entreprises amoureuses : notre gravure représenterait peut-être une manifestation de cet ordre ». Dr René de Saint-Périer, « Lame d’os de la grotte d’Isturitz », Académie des Inscriptions et des Belles Lettres, séance du 22 janvier 1933

Une corrélation fossile semble donc, ici également envisageable sur une même zone géographique (Isturitz et Sare) entre les cavités souterraines hantées par les laminak et les sites archéologiques de dépôt d’os néanderthaliens sur la période magdalénienne. Nous ne possédons pas encore les outils statistiques nécessaires pour confirmer ou infirmer ce lien entre néanderthaliens et laminak, mais nous pouvons simplement constater une coïncidence intrigante entre deux « peuplades humanoïdes » ayant occupé un même foyer d’habitation (Isturitz et Sare).
Si notre esprit opère un cheminement inverse, passant du terrain fossile au terrain folklorique, il est impossible de ne pas remarquer la parenté des thèmes et légendes des laminak (pieds palmés, linge lavé de nuit, assistance mutuelle, mariage impossible et même, à un degré moindre, thème du « non ») avec ceux du fond légendaire des Pyrénées centrales à propos des fées (fadas ou hadas du Couserans, du Comminges et de Bigorre, sarrasis de la vallée du Salat) et leurs époux les dragòts.
Dans Les êtres fantastiques dans le folklore de l’Ariège – Vallée de Loubatières (1962), Charles Joisten Editions Loubatières p. 27, les « hadas » de Charles Joisten sont la plupart du temps uniquement des femmes, bien qu’elles ne cadrent pas avec l’image générique de la fée du folklore britannique : elles sont farouches, velues, sauvages, peu enclines à partager les secrets de la nature avec les hommes, jusqu’à fuir dans des grottes telles des possédées dès que l’Angélus retentit dans la campagne. En effet, nombreux sont les récits qui évoquent la disparition des hadas à l’avènement du christianisme, et a contrario leur présence lorsque régnait la « mauvaise loi » dans les campagnes, c’est-à-dire les cultes païens. Leur description physique ne lasse d’étonner par ce sentiment de sauvagerie et d’animalité qui en émane : « Dans les grottes de Calamès, d’après un témoignage de 1954, elles étaient vêtues de peaux de bêtes. Elles n’étaient pas plus hautes que des nains, et ne sortaient que la nuit des excavations et abris rocheux. Elles se métamorphosaient parfois en bêtes, vivaient le plus souvent de rapines en mendiant des châtaignes ou un peu de soupe dans les bergeries voisines ». (Charles Joisten, op.cit., p. 28.)

Très souvent, à travers les récits oraux, les hadas se caractérisent par leur fascination envers les bébés humains, au détriment de leur progéniture, jugée disgracieuse. De cette aversion naît le thème du changelin, ou « changeling » dans le folklore anglais, à travers le canevas de du petit hadas substitué à un enfant humain : « Une paysanne qui habitait dans la montagne avait un enfant malade qu’elle donna à soigner à une encantada. Mais, lorsque l’enfant fut guéri, les parents s’aperçurent que l’encantada avait substitué son propre enfant tout poilu au leur qui allait mourir, afin que le sien prospère » (Version 1, Saurat, 1954). « Une fada vola, un jour, un enfant de Suc ; en retour, sa mère lui prit un petit fadoet. La fée lui dit : « Rends-moi le mien, je te rendrai le tien. » Elles reprirent chacun le leur » (Version 2, Vicdessos, hameau de Suc, 1953).
L’hadas, ayant un enfant laid et disgracieux, l’échange avec le beau poupon, aux traits harmonieux, d’un couple d’humains. Ceux-ci n’ont d’autre ressource que de laisser le hadet sans soins, le laissant pleurer, jusqu’à ce que les sentiments maternels de l’hadas reprennent le dessus, et qu’elle restitue l’enfant volé pour reprendre le sien. Généralement, l’enfant remplacé est sur le point de révéler un secret important de la nature, à savoir le secret du chaton ou le plus souvent du bourgeon de l’aulne… Ce secret, récit-type, ne lasse de fasciner les chercheurs : de récentes études prouvent les vertus médicinales et antiseptiques de la sève de l’aulne glutineux…
La plupart de ces récits se développent autour de la même trame. Certains, comme celui de la lamina séquestrée et du lait sur le feu, se retrouvent à l’identique. Pour Isaure Gratacos, « les hadas sont apparemment la version gasconne des laminak basques ». Elle estime que l’ethnie basque et l’ensemble commingeois et couseranais ont la même origine et que « les diverses colonisations romaine, wisigothe, franque, n’ont pas détruit le vieux fond coutumier qui est resté inchangé […] jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. » Remarquant que les plus vieilles variantes des légendes du Comminges et du Couserans se rapprochent des légendes basques des laminak, elle fait remonter leur origine aux variantes basques.

De son côté, Xavier Ravier, (Le récit mythologique en Haute-Bigorre, Editions du CNRS, 1986) grand spécialiste du folklore, a également dans son livre montré le parallèle entre les fées landaises, les hadas de Bigorre et les laminak du Pays basque. Pour lui, les grands mythes de la Bigorre et du Pays basque sont identiques. Cela témoignerait de la cohérence d’un corpus mythologique pyrénéen appartenant à une même aire culturelle qui s’étendrait des contrées pyrénéennes et sub-pyrénéennes et de l’Atlantique jusqu’au bassin supérieur de la Garonne.
La disparition progressive du « petit peuple »
Les fées ont déserté nos campagnes, pour des raisons diverses : parfois chassées (on les enferme dans leur grotte on y met le feu), parfois humiliées (plusieurs contes relatent des mauvais tours joués à des fées), ou pour fuir le christianisme (quand sonne l’angélus, les fées plient bagages). Des causes naturelles ont pu aussi être argumentées, comme l’inondation de leurs grottes. Les fées sont parties, et les Hommes le regrettent car ils se retrouvent alors bien seuls…
Le monde féérique disparaît progressivement sous les coups de boutoirs du rationalisme contemporain. « Le grand Pan est mort », comme le rappelait avec une vive émotion et une pointe d’amertume Pantagruel dans le Quart Livre. « Pantagruel, ce propos fini, resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après, nous vîmes les larmes couler de ses yeux gros comme des œufs d’autruche. Je me donne à dieu si je mens d’un seul mot » (Rabelais, Le Quart Livre, Editions Gallimard et Librairie générale française, 1967. p.64).

Cette mort signe la fin des temps archaïques, c’est-à-dire du « bon vieux temps », d’une certaine idée du pays de Cocagne. C’est la fin d’un temps idyllique, d’avant la corruption. Un monde dansant, naïf, champêtre, peuplé de faunes et de satyres. Un monde où les hommes étaient en communion avec la Nature. C’est la mission de Strange Reality de pouvoir exhumer une partie de ce passé étrange et magique, désormais révolu.