Premières célébrations, entre bûcher et charivari.
L’homme sauvage, durant le Moyen-âge, ne laisse pas indifférents nos semblables, et demeure digne d’une attention soutenue : tantôt moqué, puni, raillé ; tantôt honoré, célébré, fêté. Cette ambivalence dans le traitement de l’homme sauvage, nous allons la questionner le long de trois articles qui feront le point sur les fêtes historiques et contemporaines de l’homme sauvage en France.

A la Renaissance et plus encore à la période Moderne, la popularité de l’homme sauvage et son riche folklore sont attaqués de toute part. L’homme sauvage, sous les coups de boutoirs répétés de la Religion, qui le voit comme un diable, puis de la Science, qui le voit comme un mythe, finira par s’estomper dans l’imaginaire collectif pour n’être relégué qu’au rang de folklore et contes naïfs pour enfants. L’homme sylvestre est ainsi combattu par la religion : personnage païen, il se confondra bien souvent avec l’ours au Moyen-âge, avec le bon sauvage ramené des colonies puis enfin avec les pères-fouettards des contes au coin du feu et les croquemitaines de l’époque moderne.
L’église, dans les campagnes, ne savaient pas trop quoi faire de cet homme ensauvagé, trop étrange et barbare pour être proprement christianisé et élevé au rang d’homme pieux. Dans un premier temps, il a été transformé en diable, personnage laïcisé et étonnamment prosaïque. Dans Les évangiles du diable de Claude Seignolle, le démon des campagnes est réaliste. Il s’appelle « Mange-chien », et voici sa description : «Le drôle était nu et noir comme les plumes d’un merle, ses sourcils drus et froncés. Une tignasse de poils de sanglier descendait au milieu de son front et sur sa nuque. Ses yeux étaient des charbons ardents, et son visage le masque d’un singe ».
Ainsi, l’homme sauvage semble, au Moyen-âge tardif, avoir été persécuté, au point d’être brûlé sur les bûchers de l’Inquisition (XIII-XVème siècle). Notre camarade de recherches Michèle Aquaron, a exhumé toute une moisson iconographique fort riche d’hommes sauvages jugés à la hâte et envoyés au bûcher afin d’expier le mal qui brûlait en eux.


Ces mises à mort de l’homme sauvage par le feu, si elles pouvaient avoir un substrat naturel au Moyen-âge, se retrouvent désormais ritualisées par les nombreuses fêtes de village accusant « Monsieur Carnaval » de tous les maux de la communauté au début du Carême.
En effet, dans les temps anciens, les débordements du carnaval précédaient la rigueur du Carême. Surtout, le jugement de San Pantzar, brûlé vif sur la place publique, constituait une façon d’exorciser le mal, marquant également la fin de l’hiver et le retour des beaux jours.
San Pançar gascon, ou San Pantzar basque, ce géant de paille demeure un personnage-pivot du carnaval. Connu pour ses excès, il est, à ce titre, accusé de tous les maux et déviances du village, à commencer par la gourmandise. « Saint ventru-pansu » risque le bûcher, une fois encore, notamment dans le petit village basque de Mouguerre, proche de Bayonne.
Chassé, exilé, humilié, oublié, torturé, brûlé, l’homme sauvage recule inexorablement face aux symboles religieux, apeuré par les cloches de l’église qui sonnent l’Angélus. « Les hadas ont disparus depuis que l’on sonne l’Angélus. Elles habitaient dans des grottes et vivaient de rapines » souffle un informateur d’un village ariégeois à l’ethnologue Charles Joisten. L’homme sauvage est parfois exhibé et « monstré » dans les foires telle une vulgaire bête : c’est le satyre de Barcelone.

(tirée du livre Dessins Populaires Russes, 1900)
L’homme sauvage sera vite concurrencé sur le terrain de l’exhibition animale par le singe magot, venu de la lointaine Barbarie (Sud de l’Espagne, Maroc), qui deviendra l’animal fétiche des montreurs et troubadours, et évidemment l’ours, qui remplace le singe magot au XIXème siècle dans toutes les Pyrénées françaises.
La grande anthropologue Yvette Deloison, ( « Etude des restes fossiles des pieds des premiers hominidés : Australopithecus et Homo Abilis : Essai d’interprétation de leur mode de locomotion », thèse soutenue en 1993 à Paris 5 sous la direction d’Yves Coppens) remarquable par son travail d’archivage des bas-reliefs religieux, a d’ailleurs pu photographier dans une très bonne qualité d’image un document uniquement connu par les amateurs éclairés de l’homme sauvage car mentionné très lapidairement chez Boris Porchnev : l’homme sauvage de la Collégiale de Semur-en-Auxois dans le Morvan.

La où Boris Porchnev Boris Porchnev, « La lutte pour les troglodytes » (Revue Prostor, 1967), in. L’homme de Néanderthal est toujours vivant, Editions Plon, 1974 pensait que l’homme médiéval au coté de l’homme sauvage était « un monstreur », un troubadour qui montrait cet homme sauvage en circulant de foire en foire, aucune recherche historique satisfaisante ne nous permet de croire en la validité de cette hypothèse. En effet, la limite des poils au niveau des pieds et des mains est nettement visible, et pourrait faire pencher la balance du coté d’un « homme sauvage costumé », figure typique des Carnavals du Moyen-âge comme nous allons le montrer dès à présent avec l’illustre exemple du « bal des Ardents ».
Ce véritable fait divers historique passionne la France du XIVème siècle en mettant en scène la folie du roi Charles VI qui a eu la mauvaise idée de se grimer en homme sauvage… En 1393, à l’occasion du mariage de son amie Catherine l’Allemande, la reine Isabeau de Bavière, épouse de Charles VI, ordonne un bal masqué pour distraire le roi. Charles VI et cinq seigneurs se déguisent en « sauvages » hirsutes et s’enduisent le corps d’étoupe et de poix, matières hautement inflammables.
La fête est à son apogée. Afin de mieux voir les costumes des sylvestres, le duc d’Orléans approche une torche. Les hommes s’enflamment comme du papier. C’est la confusion la plus totale et, tandis que la reine perd connaissance, la duchesse de Berry a le réflexe salvateur d’envelopper le roi dans sa longue robe. Ainsi, elle étouffe les flammes. Quatre autres danseurs n’ont pas cette chance et meurent dans l’incendie. Cet épisode affecte durablement le roi Charles VI jusqu’à accentuer sa folie, certainement des troubles bipolaires non traités à l’époque.
L’événement achève de saper la crédibilité du souverain dans sa capacité à assurer la gestion du royaume. L’incident, qui témoigne de la décadence de la Cour, suscite la colère des Parisiens qui menacent de se rebeller contre les régents et les membres les plus importants de la noblesse. L’indignation de la population contraint le roi et son frère, le duc d’Orléans, qu’un chroniqueur contemporain accuse de tentative de régicide et de sorcellerie, à faire pénitence à la suite de ce tragique évènement.


A partir du XIVème siècle, les communautés urbaines accélèrent leur développement : des catégories entières de la population s’éloignent désormais de l’agriculture, de la vie rurale et pastorale. Selon Richard Bernheimer (Wild Men in the Middle ages, Harvard University Press, 1952) , la popularité de l’homme sauvage, ce représentant de la nature intacte, indomptée, celle qui effraie dorénavant les habitants des villes, les fameux « bourgeois », est alors à son apogée.
Adoré par les paysans, mais également célébré par la noblesse, la figure de l’homme sauvage revient au centre de maintes célébrations, que nous découvrirons dans les deux prochains chapitres de cette étude sur « L’homme sauvage et la fête » : « Fêtes de l’Ours » et « Carnavals de l’homme sauvage ».
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