
Chers lecteurs de Strange Reality, afin de mieux comprendre le dossier des pygmées japonais, il est nécessaire de revenir sur le peuple autochtone actuel du Japon : les Aïnous. Ils arrivèrent vers 3200 ans B.P de Sibérie orientale afin de s’implanter dans les Kouriles, Sakhaline, le Kamtchatka et enfin Hokkaïdo, la grande île japonaise du Nord. Ces Aïnous sont le seul peuple de la période Jōmon (14000 à 2300 ans B.P) à ne pas avoir connu de brassage génétique avec les peuples de la période Yayoi (2400 avant J.C à 1800 ans B.P), arrivés plus tardivement au Japon par la péninsule Coréenne (Est Asiatique).
Les Aïnous, septentrionaux, sont assez proches génétiquement des habitants de l’archipel méridional de Ryūkyū, eux aussi majoritairement issus des peuples Jōmon. Des peuples Yayoi découleront les peuples Yamato qui se sont diffusés sur les trois grandes îles médianes (Honshu, Kyushi, Shikoku) puis sur Hokkaïdo afin de devenir l’ethnie majoritaire de l’archipel japonais. Ces deux peuples sont les ancêtres des Japonais actuels.

Afin de mieux saisir les particularités du peuple Aïnous, je me suis alors orienté vers le spécialiste de la question : Lucien-Laurent Clercq. Cet universitaire de haut niveau, dont les travaux sur les Aïnous ont fait l’objet d’une soutenance de thèse de grande qualité (Transformations socioculturelles des Aïnous du Japon : rapports de pouvoir, violence et résistance aborigène à Hokkaidô), a accepté d’échanger avec moi sur le sujet.

Ivan, présenté comme « un beau type d’Aïnous kouriliens »(Photographie de Torii Ryûzô, « Les Ainou des Îles Kouriles », Journal of the college of Science, Tôkyô Imperial University, Vol. XLII, article 1, 1919)
Il ressort de nos discussions que les Aïnous d’Hokkaïdo, après un long chemin de croix d’assimilation culturelle par les Japonais (Yamato), sont actuellement reconnus par le gouvernement comme la « première nation japonaise » : ce sont, pour reprendre une terminologie un peu vieillie du XIXe siècle, les authentiques aborigènes du Japon. Il est curieux de relever qu’à l’instar des peuples veddahs à l’encontre des nittaewos au Sri Lanka, les Aïnous témoignent d’une autre « peuplade » arrivée avant eux sur Hokkaïdo, et qui serait de ce fait les premiers habitants de cette île : les koropokkuru. Chers lecteurs de Strange Reality, il est temps de lever le voile sur les énigmatiques pygmées du Japon.
D’antiques représentations
Comment les Aïnous se représentaient-ils ce petit peuple ? Un seul artefact peut répondre positivement à notre question : une fresque murale découverte dans une grotte près de la ville d’Otaru à Hokkaïdo en 1867. Réalisée par le peuple Aïnou vers 1400 ans B.P, cette fresque représente quelques humanoïdes de grande taille aux côtés d’humanoïdes de petite taille, dont deux individus qui porteraient des bâtons. Serait-ce l’une des traces les plus anciennes de l’énigmatique peuple des koropokkuru ?


Après ces représentations précieuses de la période post-Jōmon, quelle sera la prochaine trace laissée par les koropokkuru ? Bien plus tard, en 1785, lors d’une mission shogunale de recherche sur Hokkaïdo évoquée par Mogami Tokunai (1754-1836), les Aïnous attestaient que l’île était déjà connue pour abriter un petit peuple de nains troglodytes mystérieux.
Au XIXe siècle, l’explorateur Matsuura Takeshirô, très influencé par l’imagerie européenne associée aux nains où ils ont une taille minuscule depuis les lilliputiens de Jonathan Swift (Les Voyages de Gulliver, 1726), produira en 1860 une peinture de toute beauté montrant trois koropokkuru réfugiés sous une large feuille de pétasite.

Cette magnifique peinture sera le patron sur lequel fleurira toute une lignée d’avatars modernes du koropokkuru, avec sa feuille de pétasite et sa taille minuscule. Après le succès fulgurant de l’anime Pokémon (1997), le koroppokuru sera associé à tort aux yōkais de la religion shinto afin d’alimenter un panthéon monstrueux spécifique à ce type d’œuvres.


Avatars modernes du koropokkuru : minuscule humanoïde tenant un parapluie-pétasite
Mais avant d’en arriver à tout cet imaginaire collectif moderne autour du koropokkuru, passons en revue le premier récit collecté par Edward S. Morse. Naturaliste et archéologue en mission au Japon (1877-1880), il fut le premier savant occidental à s’intéresser sérieusement au dossier des koropokkuru en interrogeant les Aïnous les plus âgés d’Hokkaïdo. Il en brossa un premier portrait assez complet, que l’on peut en substance résumer ainsi : ce sont des gens petits, très petits. Ils mesurent seulement 3 pieds [92 cm], et peuvent se protéger de la pluie à deux ou trois sous une feuille de pétasite (akitafuki) dont la circonférence peut atteindre 4 pieds [1m22]. En plus de leur faible stature, on affirme que les koropokkuru auraient un aspect assez grossier et primitif, avec des grosses têtes, des fronts proéminents, des nez courts et écrasés.
John Batchelor, révérend anglais parti évangéliser le peuple Aïnou, paracheva ce portrait entamé par Edward S. Morse en revenant sur le haut degré de civilisation attribué à ces créatures : « Dans des temps très anciens vivait parmi nous une race d’humains habitant dans des trous. Ils étaient si petits que dix d’entre eux pouvaient aisément tenir sous une feuille de pétasite. Quand ils partaient pêcher le hareng, ils construisaient leurs bateaux en cousant des feuilles de bambou et s’équipaient d’un crochet. Il fallait toute la force des hommes des cinq bateaux, parfois même dix, pour arriver à attraper un seul hareng et l’emmener à terre où des foules le tuaient à coups de masses et de lances » (John Batchelor, The Ainu of Japan, The Religion, Superstitions, and General History of the Hairy Aborigines of Japan, London, The Religious Tract Society, 1896, p. 13). Les savants suivants prolongèrent cette vision du koropokkuru comme chasseur, commerçant, constructeur et même habile artisan.
D’habiles petites mains
John Batchelor poursuit sa collecte de récits Aïnous sur ce petit peuple, les koropokkuru, et retient en substance que ces énigmatiques pygmées creusaient des fosses pour dormir et étaient des partenaires commerciaux de choix qui fournissaient les Aïnous en poteries ainsi qu’en objets lithiques, dont la fabrication leur était inconnue. Nous allons tenter de revenir sur ces trois assertions de Batchelor (fosses, poteries, outils) afin de les mettre en perspective avec les données actuelles de l’archéologie japonaise.

Galvanisé par un élan synthétique, Edward S. Morse reprend les travaux de John Batchelor et entreprend bien à l’étourdi un parallèle entre les hypothétiques fosses des koropokkuru et les habitations semi-enterrées « barabara » des Aïnous des îles Aléoutiennes que son prédécesseur regroupait déjà sous le terme très généraliste de pit house, c’est-à-dire « maison de fosse » ou « maison semi-enterrée » (Edward S. Morse, « Traces of an early race in Japan », Popular science monthly, XIV, janvier 1879, p. 257-266). Il devient évident que la structure architecturale de ces habitations semi-enterrées demande une certaine complexité qui surpasse le simple creusement d’une fosse attribuée aux koropokkuru. Les habitations du peuple pygmée, selon les dires des Aïnous, devaient être bien plus sommaire que les barabara assez complexes façonnées par les Aïnous aléoutiens.


En 1877, Edward S. Morse se rend sur un site connu comme le monticule de coquillages Ōmori, où il découvre une série de poteries d’importance anthropologique qu’il rattachera à l’âge de pierre. Ces poteries ne semblaient pas cadrer la culture et l’artisanat Aïnou. Dès lors, la déduction semblait limpide pour le savant : si les Aïnous ne maitrisaient pas cet artisanat des temps reculés, alors les auteurs de ces poteries n’étaient autres que les koropokkuru. Une déduction fort audacieuse, mais qui fut invalidée par des recherches scientifiques plus récentes qui attribuèrent ces poteries aux peuplades préhistoriques Jōmon précitées.
Rendons tout de même honneur au savant homme qui, péchant par excès de romantisme scientifique, n’en est pas moins le découvreur d’immenses séries de poteries de la préhistoire japonaise qui seront consignées dans un livre-somme en 1901.

Edward S. Morse, Catalogue of the Morse collection of Japanese pottery, Riverside Press, 1901
Tsuboi Shōgorō, futur grand anthropologue japonais, n’était en 1879 qu’un étudiant à l’Université impériale de Tokyo fasciné par les recherches de son professeur Edward S. Morse sur ces séries de poteries archaïques. Il a lui aussi examiné ces mystérieuses poteries du monticule de coquillages Ōmori et fut responsable principalement d’avoir formulé une relation entre ce peuple antique mystérieux que l’on ne suspectait pas encore être les Jōmon et les koropukkuru.

Le grand anthropologue japonais Tsuboi Shōgorō (1863-1913)
Tsuboi Shōgorō, encore étudiant, s’intéressa alors à ces outils lithiques datés du Mésolithique que l’on découvrait en masse dans les fosses d’Hokkaïdo. Elles contenaient des instruments de pierres non caractéristiques des Aïnous, aussi bien que de mystérieux outils qui paraissent trop petits pour être aisés et efficaces pour des mains de taille humaine. La conclusion du savant japonais était alors limpide : la petitesse de ces outils lithiques faisait penser à des petites mains qui les auraient confectionné

Nous avions vu dans l’article précédent que la microlithisation était une technique affinée par toutes les populations de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur : ces petits outils sont tout simplement plus maniables et plus pratiques ! Les petits silex pourraient donc appartenir tout simplement à la culture Jōmon du Néolithique, et non aux mystérieux koropokkuru. Ainsi, certains anthropologues du XIXe siècle (Batchelor, Morse, Shōgorō) ont certainement mal identifié des artefacts a posteriori identifiés comme Jōmon, en les attribuant à tort aux koropokkuru.
L’origine de ce petit peuple
En 1886, prenant du galon en fondant la Société d’anthropologie de Tokyo, Tsuboi Shōgorō reprit les recherches sur les koropukkuru avec un tout nouvel élan théorique. Son intuition principale était que les koropokkuru n’étaient pas liés aux Aïnous mais plutôt aux Esquimaux : « Il fait des koropokkuru des Esquimaux qui primitivement auraient peuplé le Japon, pour de là passer dans l’Yézo, dans l’archipel des Kouriles, dans l’Amérique du Nord et enfin au Groënland. De sorte que les Esquimaux du Groënland actuel seraient les descendants directs des antiques koropokkuru du Japon. C’est hardi ! » (Torii Ryûzô, « Les Aïnou des Îles Kouriles », traduit du japonais par Ernest Auguste Tulpin, Tôkyô, Journal of the college of Science, Tôkyô Imperial University, Vol. XLII, article 1, 1919, p. 122).
Cette célèbre controverse formulée en 1887 prit le nom de Koropokkuru ronsô et plusieurs savants comme John Batchelor, John Milne ou Romyn Hitchcock y prirent part afin de déterminer le statut des koropokkuru : réalité biologique ou folklorique ? Cette émulation scientifique semble assez proche de celle qui enflamma les milieux français à la même époque après la découverte des Pygmées suisses du Néolithique par Julius Kollmann en 1894.
John Milne, avant cette controverse, proposait déjà sa propre anthropogénèse des koropokkuru (John Milne, « Notes sur les outils d’Otaru et de Hakodate, et quelques remarques générales sur les restes préhistoriques au Japon », Transactions of the Asiatic Society of Japan, Yokohama, Vol. III, 1880, p. 61-92).
Ainsi, il affirmait que les koropokkuruétaient les autochtones antérieurs aux Aïnous d’une longue chaîne qui partait d’Ezopour atteindre le Kamtchatka par les Kouriles. Ainsi, les koropokkuruont été submergés par les Aïnous, eux-mêmes numériquement et technologiquement conquis par les Japonais. Nous voyons ici émerger et s’affiner un concept typique de l’époque, la théorie de la substitution, suggérant deux remplacements raciaux successifs par des migrations à grande échelle, reprenant l’adage de « la lutte pour la survie » et du peuple faible se retirant face au peuple faible.
Cette controverse a le mérite de soulever une question ô combien intéressante : de quels hommes préhistoriques ces koropokkuru pourraient-ils être les populations vestigiales ?
L’archipel méridional de Ryūkyū, tout comme Hokkaïdo, a été longuement habité par la civilisation préhistorique Jōmon (14000 à 2300 ans B.P) : nous avons désormais découvert un autre Homo sapiens antérieur à cette période avec l’Homme de Minatogawa daté de 18000 ans B.P. Ces humains sont de petites tailles (homme de 155cm, femme de 140 cm) possèdent des affinités génétiques avec les populations pré-austronésiennes maintes fois citées dans nos articles, qui ont une grande souplesse d’adaptabilité vers le nanisme insulaire, à l’instar des actuels Negritos des Philippines (pygmées Aetas).


Homme de Minatogawa (18000 ans B.P.) découvert en 1982 à Okinawa
Hisashi Suzuki, professeur d’anthropologie à l’Université de Tokyo, qui a expertisé l’Homme de Minatogawa, rappelle quelques caractéristiques anatomiques de cet Homo sapiens : « De petite stature (1,55 m chez les hommes, 1,44 m chez les femmes), avec un crâne de faible capacité, ils possèdent une face large et basse avec un frontal étroit, un bourrelet sus-orbitaire développé, des orbites basses, un nez vaste, élevé avec une racine enfoncée. Les os malaires sont incurvés médialement. En règle générale, le relief crânien et mandibulaire se montre marqué, les mastoïdes fortes. On note sur une mandibule l’extraction, peut-être artificielle, des deux incisives centrales. Les dents présentent aussi un mélange de caractères à la fois modernes, et archaïques » (Hisashi Suzuki, Kazuro Hanthara et al., « The Minatogawa Man – The Upper Pleistocene Man from the Island of Okinawa », Bulletin of the University Museum, University of Tokyo, vol. 19, 1982). Une remarque dans cette étude ne lasse d’étonner : « La découverte de ces restes mélangés à des os d’animaux, fait penser aux auteurs que ces êtres ont été tués puis jetés dans cette fissure servant de poubelle » (op.cit.).
Hisashi Suzuki a mené par la suite des recherches plus poussées sur le squelette IV de l’Homme de Minatogawa, quia été trouvé en deux ensembles d’os séparés par quelques mètres. Son crâne présente une perforation qui semble avoir été causée par une pointe acérée dure, et ses bras semblent avoir été fracturés de la même façon. L’anthropologue suppose que les personnes ont été tuées par lances ou flèches par des ennemis qui ont consommé leurs victimes, cassant les os au cours du processus, puis ont jeté les restes dans la fissure, utilisée comme décharge, ce qui expliquerait aisément les os d’autres animaux dans la fosse. Ces Homo sapiens de petite taille, à caractères archaïques, auraient pu être tués et consommés par des Homo sapiens vraisemblablement plus robustes. Nous revenons, par cette hypothèse, à la controversée théorie de substitution des races, où le petit peuple de Minatogawa aurait été tué, consommé et remplacé progressivement par un peuple proto-Jōmon certainement plus avancé.
Chers lecteurs, nous avions déjà exploré ensemble cette théorie de la substitution avec les cagots du territoire français : ainsi, en Gascogne, les laminaks précédaient les cagots, à leur tour chassés et vaincus par les Francs. Nous avions émis des doutes sur cette théorie du remplacement, notamment car les cagots avaient survécu au-delà de cette confrontation avec les Francs et surtout qu’ils s’étaient mêlés au reste de la population, notamment à raison de mariages mixtes autorisés dès le XVIIe siècle.
Au plus fort de ses recherches, John Milne a proposé sur le territoire nippon un modèle où les koropokkuru ont été submergés par les Aïnous, eux-mêmes numériquement et technologiquement conquis par les Japonais. Selon ce modèle théorique, nous assisterions à une double substitution : la vague la plus civilisé « supprimant » (tuant, exilant, etc.) la vague la plus archaïque. Les milieux savants du XIXe siècle, qu’ils soient nippons ou français, adhéraient massivement à cette thèse qui est désormais nuancée ou remise en question.
Lucien-Laurent Clercq, étudiant les Aïnous et leurs liens avec les koropukkuru, s’est confronté à cette ambivalente question de la théorie de la double substitution : « On voit ici émerger et s’affiner un concept typique de l’époque suggérant deux remplacements raciaux successifs par des migrations à grande échelle, alors que l’on mêle ensemble culture matérielle et données biologiques sans arriver à penser autrement qu’en termes de « races » qui luttent entre elles pour leurs survies » (Lucien-Laurent Clercq, op.cit., p. 87). Seul des analyses ADN très poussées, notamment sur Hokkaïdo et dans les Ryūkyū, nous permettraient d’élucider les liens très complexes qui se sont noués entre Jōmon, Minatogawa, koroppokuru, Aïnous et Japonais.
Chers lecteurs de Strange Reality, merci de m’avoir à nouveau suivi sur cet épais dossier. Nous nous retrouverons prochainement sur les terres américaines pour poursuivre notre enquête sur le petit peuple.


2 commentaires