L’origine des nutons

Le nain des mines, documenté depuis la Renaissance
Cher lecteur de Strange Reality, certains auteurs de la Renaissance ont eu leur intuition très tôt portée vers les nains miniers que nous avons décrit dans le premier article sur le petit peuple belge : ainsi, Paracelse, le célèbre alchimiste, évoquera ce que l’on peut considérer à juste titre comme le premier proto-nuton. Dans l’ouvrage Le livre des nymphes, des sylphes, des pygmées, des salamandres et de tous les autres esprits (Philosophia magna, 1535), les contrées suisses semblent abriter un nain des cavernes, bien inoffensif si l’on prend garde de ne pas le ricaner, paraissant assez vieux, vêtu à la façon de mineur, casquette en tête, camisole au corps, et les reins garnis d’une lanière de cuir. Ces nains montrent beaucoup d’habileté dans la recherche et le travail des mines ; on les nomme parfois virunculi montani, c’est-à-dire « les petits hommes de la montagne ».
Mais qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Peut-on établir des passerelles entre ces nains montagnards et d’autres races d’hommes ? D’autres tribus ? D’autres communautés ? D’autres représentants fossiles ? C’est cette piste de l’origine anthropologique des nutons que nous tenterons de creuser dans le présent article.
Lien avec les Rohms (corrélation moderne)
Tout comme dans le dossier français des cagots, les scientifiques ont tenté un rapprochement entre les nutons et une communauté ostracisée bien connue et implantée depuis le Haut Moyen-âge : les Rohms. Dans la toponomie belge, certaines traces de leur passage persistent comme la « rue des Egyptiens » à Amonines et la « rue des Egyptiennes » à Bouffioux. D’autres sites sont encore plus remarquables et correspondent à des grottes.
A Jumet, la grotte de la Culée Molle était peuplée de petits êtres mystérieux que la tradition nommait les «Djipsènes», terminologie à rapprocher du français égyptien ou encore de l’anglais gipsy. Ces cousins des nutons étaient troglodytes et, comme eux, inoffensifs, pacifiques et serviables. Là encore, les ménagères déposaient devant leurs grottes du linge sale accompagné d’un peu de nourriture. Les Djipsènes, dont c’était la spécialité, leur assuraient, dès le lendemain, une lessive propre et blanchie à récupérer à l’entrée de la grotte.

Trou des Sarassins, occupé par les Djipsènes au XIXe siècle (Bouffioux, 2018)
A Bouffioux, la grotte de Montrou, aussi appelée trou des Sarassins, étaient au XIXe siècle occupée par des Djipsènes. De passage avec leurs fours portatifs, les bohémiens offraient à la population leurs services de chaudronniers.
Dans une communication scientifique essentielle, George Laport exprime son point de vue sur la thèse anthropologique des bohémiens pour éclairer le phénomène nuton, explication qu’il juge peu convaincante : « On a soutenu ensuite que les sotès étaient des bohémiens. Comme jadis, les routes n’existaient pas, il leur était impossible d’employer des roulottes. Force leur était donc, au cours de leurs pérégrinations, de chercher un gîte dans les cavernes. Pour vivre, ils exerçaient le métier de chaudronnier. A première vue, cette théorie paraît assez séduisante. Elle ne résiste pas à un examen approfondi. Les éléments de cette thèse ont été cueillis dans différents contes populaires. 1-Les sotès avaient le teint basané, ce qui permettait aux paysans de croire à une origine satanique. Les bohémiens peuvent répondre à cette caractéristique ; 2-La vengeance exercée par les nutons brimés correspond aux mauvais sorts jetés par des bohémiens éconduits ; 3-Les nutons réparent les instruments agricoles et les ustensiles de ménage. Le métier de chaudronnier exercé par les bohémiens fournit une explication qui ne me satisfait point, car tous les nutons ne sont pas chaudronniers, tant s’en faut ; 4-Le caractère itinérant des bohémiens correspondant à la migration des sotès est relevée dans deux contes seulement. Ces deux derniers points constituent des particularités qui ne peuvent être prises pour les bases d’une théorie. En effet, le point capital, c’est-à-dire la taille des individus, n’est pas mentionnée. Or rien ne laisse à penser qu’à l’époque envisagée les bohémiens étaient d’une taille en dessous de la moyenne » (« Les gnomes en Wallonie », XVIe Congrès International d’Anthropologie et d’Archéologie préhistorique, 1-8 Septembre 1935, p. 1026).
Construisant un discours scientifique en défaveur de la thèse bohémienne, George Laport penche plutôt vers la thèse des laissés-pour-compte de la société médiévale qui auraient formé des communautés de déshérités se réfugiant dans les abris sous-roche. Peut-on aller plus loin sur cette voie d’une corrélation anthropologique, voir archéologique du phénomène nuton ? Certains savants ont franchi le Rubicon pour expliquer une origine possiblement préhistorique des nutons.
Lien avec les Néanderthaliens (corrélation archaïque)
Le lien des nutons avec les néanderthaliens fossiles, pour revenir sur la vieille antienne du « paléanthropien relique » cher à Boris Porchnev (La lutte pour les troglodytes, revue Prostor, 1967), a été exploré au sein d’un espace belge, terre de Bernard Heuvelmans, évidemment propice aux hypothèses cryptozoologiques.
La grotte de Spy, site archéologique néanderthalien décisif des Ardennes belges, est aussi baptisé du sobriquet bien connu de « trou des nutons ». Une réciprocité naturelle s’établit entre le nuton du folklore et les fossiles néanderthaliens sur le territoire des Ardennes belges. Mais que connaissons-nous précisément de ces hommes de Neandertal belges ?

Grotte de Spy (Belgique, Province de Namur)
Le site préhistorique de Spy, sur la commune belge de Jemeppe-sur-Sambre, attirait depuis longtemps l’attention des archéologues. Des fouilles eurent lieu dès l’année 1879, d’abord par des amateurs, puis par des professionnels. Des silex, bois de cervidés, dents de mammouths et autres objets furent découverts en grande quantité.
En juillet 1886, lors de leur seconde campagne de fouilles, le géologue Maximin Lohest et l’archéologue Marcel De Puydt, aidés par un ancien mineur, Armand Orban, mirent au jour au niveau de la terrasse (à 4,9 mètres de profondeur) des ossements humains appartenant à deux individus, Spy 1 (une femme) et Spy 2 (un jeune homme). Une calotte crânienne en bon état permit de les classer parmi les Néandertaliens.

Calotte crânienne de Spy 2 (35 000 ans avant notre ère) (Espace de l’Homme de Spy, 2011)
La découverte est assez décisive à une époque où la communauté scientifique admettait encore difficilement l’existence et l’ancienneté de types humains différents de l’Homme moderne. Pour la première fois, les archéologues disposent de preuves suffisantes pour faire admettre l’existence et l’ancienneté d’êtres humains différents des Hommes anatomiquement modernes. Bien que l’homme de Spy ne soit ni le premier squelette néanderthalien, ni le plus complet, il s’inscrit dans cette démarche d’une différenciation entre la lignée de l’homme moderne et les autres lignées humaines (Neandertal, Erectus, etc.).
Les fouilles furent cependant organisées avec les moyens et selon les conceptions quelque peu archaïques de l’époque. La présentation de leur découverte à la société d’archéologie de Namur en août 1886 eut un grand retentissement dans la presse belge et étrangère. Pour la première fois depuis la découverte de l’Homme de Néandertal, en 1856 en Allemagne, on disposait d’éléments suffisants pour confirmer l’existence et l’ancienneté d’un type humain de morphologie différente de celle de l’Homme moderne. Le paléontologue Julien Fraipont publia la description détaillée des fossiles (« La race humaine de Neanderthal ou de Canstadt en Belgique : Recherches ethnographiques sur des ossements d’une grotte à Spy et détermination de leur âge géologique », revue American Anthropologist, Juillet 1888) et l’Homme de Spy passa ainsi à la postérité.
En 2010, Yves Saquet a publié la découverte dans la grotte de Spy d’un troisième squelette, celui d’un enfant néandertalien de 18 mois, noté Spy 6, datant de la même époque que les deux premiers. Ainsi, le groupement néanderthalien de la grotte de Spy est avéré.
Lien avec les Cro-Magnon (corrélation ancienne)
Au jeu du relevé toponymique, certains sites archéologiques Cro-Magnon coïncident avec des sites d’occupation nutons, comme la Grotte de Nichet à Fromelennes et le trou des nutons à Furfooz.


Grotte de Nichet, site de fouilles Cro-Magnon où nous sommes accueillis… par un nuton !
Nous prendrons la définition de l’homme de Cro-Magon lato sensu, c’est-à-dire celle de tous les Homo sapiens européens datés du Paléolithique supérieur, de 45000 à 12000 ans avant notre ère. Quelques auteurs du XIXe siècle se sont aventurés sur cette piste en proposant d’identifier les nutons à des populations préhistoriques.
Ainsi, C. A. Duvivier émet une première hypothèse sur l’origine des nutons : « A leur arrivée en Belgique, les Celtes trouvèrent les bords de la mer et ceux des fleuves habités par des tribus sauvages vivant de la chasse et de la pêche, ignorant l’usage des métaux on peut appeler ces tribus les aborigènes de l’Europe » (C. A. Duvivier, « La controverse sur l’origine des wallons », Revue trimestrielle, 1856. p. 117).
Après cette première formule frappante d’« aborigènes de l’Europe », Alfred Nicolas surenchérit l’année suivante sur l’ancienneté supposée des nutons : « Si l’on veut absolument une explication naturelle, une autre hypothèse serait peut-être plus vraisemblable. Il est certain qu’un grand nombre de grottes de nuton ont été habitées par l’homme. Notre sol ne fut-il pas occupé, avant les temps historiques, avant la première invasion celte par une race finnoise de petite taille et de large stature, vivant sous terre, comme les Lapons ? Certains débris trouvés, notamment dans la caverne de Chauveau, près de Godinne, tendraient à le faire croire » (Alfred Nicolas, « Galerie des poètes belges », La Belgique, 1859. p. 124).

Edouard Dupont lors des fouilles du trou des nutons à Furfooz (1866)
Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que l’archéologue Edouard Dupont reprend le flambeau de cette pensée préhistorique et propose une classification scientifique plus ambitieuse en évoquant dès 1866 une « Race de Furfooz » proche des hommes de Cro-Magnon : « Les hommes de Grenelle, et surtout ceux de Furfooz, étaient de petite taille. Les premiers alignaient encore une moyenne d’1m62, mais les seconds descendaient à 1m53. C’est presque exactement la taille moyenne des Lapons. Toutefois, cette stature réduite n’excluait ni la vigueur ni l’agilité nécessaire aux populations sauvages. Les os des membres et du tronc sont robustes, et les saillies, les dépressions de leur surface, accusent un développement musculaire très prononcé. A part cette robusticité générale, supérieure à ce que l’on rencontre habituellement, les squelettes des hommes de Furfooz et de Grenelle ressemblent fort à celui des hommes d’aujourd’hui » (Edouard Dupont, « Sur les crânes de Furfooz », Compte-rendu du Congrès de Préhistoire, 1872. pp. 251-252).
La petite taille des hommes de Cro-Magnon de la grotte de Furfooz, aux alentours d’1m53, tout comme celle des Pygmées suisses du Néolithique ou des peuples Pygmées d’Afrique, peut être expliquée par un phénomène de nanisme adaptatif : les ressources naturelles étant plus rares dans un écosystème montagneux et forestier que dans un écosystème prairial ou littoral, la taille maximale a tendance à réduire au fil des générations afin de s’ajuster aux besoins alimentaires de ce nouvel habitat plus âpre et hostile. Dans un milieu naturel moins clément, les espèces les plus petites deviennent invariablement les plus compétitives et les plus aptes à la survie.
George Laport expliquera avec astuce la petitesse des nutons par les lourdes carences alimentaires dont ils furent l’objet à la fin de leur existence : « La nourriture, déjà mauvaise chez les gens aisés, devenait exécrable, réduite à sa plus simple expression chez les paysans. On conçoit alors sans effort que ces rustres engendraient des enfants rachitiques, malingres et souvent difformes » (George Laport, op.cit., p. 1027).
Pour mémoire, cette théorie ancestrale peut être corroborée par la présence d’objets nutons qui sont typiques de l’artisanat Cro-Magnon : à Houmont, ces petits hommes se livraient à un commerce de silex taillés avec les autres peuples ; à Hargnies, les nutons étaient censés avoir créé une structure mégalithique, le Ridou des sorcières.

Le Ridou des sorcières à Hargnies (2020)
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Le dossier scientifique des nutons a été la modeste contribution belge au grand édifice de la théorie pygmée, vif débat européen ayant animé les anthropologues et savants hommes du XIXe siècle : d’abord, M.G. de Lapouge théorise dès 1883 un Homo contractus à partir de fouilles dans la grotte de Soubès (Cévennes) ; ensuite, en 1894, Guiseppe Sergi étudie les « populations microcéphaliques » de Sicile et de Sardaigne ; enfin, lui emboîtant le pas, Julius Kollmann et Jakob Nüesch reprennent le flambeau en 1896 avec leur étude magistrale sur « les Pygmées suisses du Néolithique ».
Quelques années avant l’effervescence anthropologique autour des « pygmées suisses » (1896), R.G. Haliburton (La survie des nains, Editions Robert Grant, 1891) a documenté des cas scientifiques de nains espagnols : « À Gerone au Val de Ribas (Pyrénées catalanes), une population naine a été dûment expertisée par le médecin Miguel Morayta. Ils avaient les cheveux rouges, les mêmes yeux que les Mongols, les nez épatés, les têtes plates, les lèvres proéminentes. Des nains semblaient vivre aussi dans les hautes montagnes au-delà de Murcie (Sierra Espuna), sans toutefois plus de précisions à leur égard ». R.G. Haliburton rapporte aussi la présence encore récente, en 1891, d’une population naine dans les Vosges, sans doute à rapprocher du sotré.
Chers lecteurs de Strange Reality, après la possibilité de nutons bohémiens, néanderthaliens et cro-magnons, nous verrons bientôt que les nutons ont aussi été consignés bien plus tardivement, en tant que véritables personnages historiques.
Bonjour,
A propos de Julien Fraipont, il a été le premier à signaler une particularité du genou néandertalien, avec un tibia « rétroversé » qui ne devait pas lui permettre d’allonger totalement la jambe. Marcellin Boule a fait le même constat pour La-Chapelle-aux-Saints (1908), puis William Pycraft pour Broken Hill (Kabwe). On en concluait à l’époque que leur bipédie n’était pas encore parfaite. Aujourd’hui, il semble qu’on ne veuille plus en entendre parler… sauf quand s’intéresse par exemple au film de Patterson. Explications, http://pagesperso-orange.fr/daruc/jambe.htm
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Merci Jean Roche pour ce commentaire très érudit. Oui, Julien Fraipont faisait encore partie de ces scientifiques pluridisciplinaires qui voyaient le problème dans sa globalité, et non pas sous des angles très spécialisés. Un tel esprit de synthèse nous manque cruellement par les temps qui court !
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