Les derniers cagots

Chers lecteurs de Strange Reality, la mode est au pyrénéisme ! Au XIXe siècle, la chaîne de montagnes franco-hispanique a le vent en poupe, prisée par une élite parisienne, et parfois étrangère, et avant tout par les écrivains romantiques tel Alphonse de Lamartine, Victor Hugo ou encore Alfred de Vigny. Tout ce beau monde vient s’enivrer de nature, tous bercés par l’appel de la nature sauvage et les grandioses paysages pyrénéens.

Pau, très fréquenté par la bourgeoisie anglaise, et Biarritz tirent leur épingle du jeu, ainsi que les petites villes thermales de l’intérieur des terres comme Bagnères-de-Bigorre, Cauterets ou Bagnères-de-Luchon, qui voient pousser en quelques années des casinos, des grands hôtels et des infrastructures mondaines. Cette bourgeoisie romantique, après une cure de jouvence dans les stations thermales, recherche aussi le grand frisson de l’aventure et de l’inconnu : « Selon les guides de voyage de l’époque, pour réussir son séjour, il faut rencontrer un contrebandier, un bandit, un cagot » (Jean-François Soulet, Les Pyrénées au XIXe siècle, l’éveil d’une société civile, éditions Sud-Ouest, 2004).
Au seuil de notre époque moderne, existait-il encore cette poignée de cagots qui faisaient tant frissonner les romantiques ? A-t-on pu en fixer sur la pellicule photographique ? A-t-on pu figer leurs visages sur le papier glacé ? A-t-on pu en croquer le portrait par le geste artistique du peintre ? C’est ce que nous allons voir ensemble dans ce présent article de Strange Reality qui fera le point sur la question des derniers cagots du XXe siècle.
Les peintures d’Henri Borde
L’artiste tarbais Henri Borde (1888-1958), disciple de Charles Despiau, a consacré sa vie à peintre les moments quotidiens de la montagne pyrénéenne. Parmi ses nombreuses toiles, il a croisé à deux reprises le destin des cagots.

Sa première œuvre, sobrement intitulée « Le cagot », représente un homme au teint blafard, les yeux fermés, chemise bouclée jusqu’au col, la casquette d’ouvrier vissée sur le front. Son apparence blême, livide, serait la manifestation d’une carence en iode, pathologie très fréquente dans les montagnes pyrénéennes du début du XXe siècle.

Sa seconde œuvre, intitulée « Portrait de cagot », présente un berger pyrénéen typique, avec son béret, sa peau de mouton, son bâton, mais son caractère rugueux, court et trapu ne lasse d’étonner, et ce berger local se rapprocherait bien volontiers de certaines descriptions de cagots du Moyen-âge comme représentants d’un « petit peuple ». Henri Borde, par l’exécution authentique de ce portrait, effleure la piste ethnique pour cerner son cagot tant sa physionomie diffère de la souche pyrénéenne, plutôt mince, élancée, au nez aquilin.
Par ces deux portraits, Henri Borde nous propose une vision des cagots bien tranchée, où les particularités physiques signent l’appartenance à une sous-humanité. Cette démarche très dépréciative sera portée à son paroxysme dans les années 1950 avec le coup de projecteur inopportun donné par des revues à sensations sur la famille Danne du village d’Esquièze.
La fratrie Danne
La famille Danne (ou Simoundanne) a donné naissance à cinq enfants, dont trois présentaient de fortes carences physiques associées à un nanisme prononcé. Ces trois personnes naines se présentaient sous la forme d’une sœur (Rosette), de son frère aîné (Jacques) et de son frère cadet (Grégoire). Ils ont été pris en photographie à plusieurs reprises tant ils attisaient la curiosité de toute la vallée, soit par le professeur Battin (1952), soit par les revues à sensations Sciences et Voyages (1958) et Point de vue. Images du Monde (1962), soit par leur propre voisin Dominique Lafont (1963).


Après un premier coup de projecteur donné par la revue Sciences et Voyages en 1958, c’est surtout quatre années plus tard, grâce au reportage de Roger Picard et Michel Algret dans Point de vue. Images du Monde, que la fratrie Danne devient la célébrité du pays de Bigorre. Nous ne résistons pas à l’envie de vous livrer les meilleures feuilles de cet article, qui trahissent un désir d’exotisme très people au contact frissonnant de ces misérables cagots.
« Il est toujours intéressant, au point de vue ethnique, de retrouver les descendants d’un peuple, d’une espèce que l’on croyait disparue. Dans le cas des cagots, une énigme historique s’ajoute au problème humain. Leurs trois derniers rejetons vivent isolés dans un coin des Pyrénées et il ne semble pas que l’on n’en ait jamais trouvé ailleurs.

Bien que depuis deux siècles, la « race » des cagots ait pratiquement disparu, nous avons retrouvé trois de leurs descendants. Au pays d’Esquièze, ils habitent une maison à la sortie du village. Ils vivent grâce aux maigres revenus d’un peu de terre qu’ils cultivent à l’aide de deux bourricots, plus adaptés à leur taille que le cheval. Aux dires des villageois qui ont toujours vécu auprès d’eux, les Danne devaient avoir environ soixante-cinq ans et, fait curieux, ils n’ont physiquement pas changé depuis une trentaine d’années.

Nous les avons rencontrés alors qu’ils fauchaient leur champ. D’abord méfiants, ils finissent par accepter une cigarette. Et bientôt nous devons découvrir qu’ils étaient affables comme tous les méridionaux. Ils connaissent l’histoire de leur pays, souhaitent que nous visitions les environs. Nous les invitons à nous accompagner au café du pays. Leur premier réflexe est d’abord la crainte. Ils refusent, puis finissent par nous accompagner. Nous descendons ensemble la rue principale du village. Des visages hostiles se montrent aux fenêtres, des regards obliques marquent l’étonnement des villageois de les voir accompagnés d’étrangers.

Au café, la tenancière les sert avec mépris. A l’instant de nous séparer, voyant que nous allons régler leurs consommations, leurs visages s’illuminent. Sans doute pareil fait ne leur est-il jamais arrivé. Tout aussitôt ils nous invitent à goûter chez eux. Nous leur proposons d’y aller en voiture. A notre grande stupéfaction, ils ne peuvent que très difficilement ouvrir les portières et leur gène est grande pour s’installer sur les coussins.

Leur intérieur, aux meubles vernis, à l’évier et aux carreaux de faïence immaculés nous donne un choc. La table qui est au centre de la pièce, les chaises qui l’entourent, sont proportionnées à leur taille. Sur le pas d’une petite porte se tient une petite femme, toute petite, qui est leur sœur. Elle nous accueille en souhaitant la bienvenue. Elle nous appelle « les grands hommes ». Puis, avec peine, les deux frères détachent un jambon qu’ils entament tout exprès pour nous faire honneur. Leur seul moment de tristesse a été celui où nous avons pris congé. Ils nous ont fait promettre de revenir. Et nous étions bouleversés de penser qu’il avait fallu si peu de chose pour que les Danne – derniers cagots de France – se découvrent, une fois au moins en leur vie, des hommes comme les autres » (Roger Picard et Michel Algret, « Avec les derniers cagots », Point de vue. Images du Monde, 1962).
Par rapport aux tapages médiatiques des revues parisiennes (Sciences et Voyages, Point de vue. Images du Monde), les voisins du village d’Esquièze développaient une véritable sympathie à l’égard de la fratrie Danne. Une voisine nous a ainsi confiés : « Née en 1960, je n’en ai toujours connu que 3, pas 5. Rosette parlait un peu, se faisait comprendre. Ils étaient plutôt peu argentés, mais n’étaient pas les seuls. Mes parents leur avaient acheté une terre. Ma grand-mère préparait des paniers que nous allions leur porter après l’école. On leur apportait gratuitement du lait, des légumes, tous les jours. Ils étaient très solidaires, comme sur la photographie, vivaient d’agriculture. L’ainé discutait, sa sœur parlait peu, son autre frère ne parlait jamais. De mémoire, ils étaient différents car petits, mais tout le monde les aimait. Leur maison avait une forme triangulaire, et, au rez-de-chaussée, une seule pièce avec un plancher nickel. Des gens très gentils ». Dominique Laffont, leur voisin le plus proche, les a photographiés en train de travailler au champ, n’hésitant pas à flouter leurs visages pour faire preuve de pudeur à leur égard :

Si les voisins les plus proche de la famille Danne ont montré de la retenue à leur égard, il n’en est rien du nouveau propriétaire de la maison, qui n’a pas hésité à réactiver le souvenir des revues parisienne en baptisant la bâtisse « Les cagots ».



La maison de la famille Danne, de nos jours (Courtoisie Jean Omnès); Jacques Danne (Esquièze, 1962)
Qui es-tu, Jacques ? Qui êtes-vous, Grégoire et Rosette ? Pourquoi un tel battage médiatique ? Pourquoi avoir tant fasciné la vallée d’Esquièze ? Les journaux de l’époque ? La presse people ? Etes-vous les derniers survivants des cagots, cette « race antique » ? Ou bien de simples nains achondroplases ?
Sans trancher encore cette épineuse question, nous pouvons noter que le nanisme achondroplase, c’est-à-dire la malformation osseuse qui donne le « nanisme harmonieux », se transmet génétiquement par un processus « autosomique dominant ». Ainsi, si l’un des deux parents est atteint d’achondroplasie, il existe un risque de 50% de transmettre la pathologie à la descendance. Or, les enfants Danne étaient au nombre de cinq, deux étant de tailles normales et trois étant de tailles naines (Jacques, Grégoire et Rosette). Nous sommes donc avec la fratrie Danne dans une fréquence de transmission génétique du « nanisme achondroplase » tout à fait cohérente. Jusqu’à plus amples recherches, la thèse du « nanisme harmonieux » avancée prioritairement par le professeur Jacques Battin (Cohorte n°193, août 2008) pour rendre compte des particularités physionomiques de la fratrie Danne semble tout à fait convaincante.
Les derniers survivants
Si la fratrie Danne est de très loin la plus médiatisée des affaires de cagots du XXe siècle, d’autres individus ont été suspectés d’être d’ascendance cagot. Il en va ainsi de ce pauvre bougre de Miquetot qu’un journaliste signalait en 1963 dans les environs d’Argelès-Gazost (village ayant abrité un quartier cagot) : « claudiquant, hébété, bonasse, sous des vêtements qui semblent toujours trop grands, grotesque et pitoyable. Haut d’un mètre-vingt seulement, ce pensionnaire de l’hospice mendiait tristement par les rues, soutenant avec peine sa grosse tête disproportionnée d’où se détachaient deux oreilles que n’ourlait aucun lobe. Pauvre hère pyrénéen, réduit à vivre de la charité publique ! ».

Miquetot semble uniquement souffrir de pathologies liées à l’endogamie, processus d’union maritale qui n’était malheureusement pas rare dans ces vallées. Ce pauvre misérable est affecté par un retard mental et peut être un faible développement osseux dû à des carences en iode.
Une autre descendante des cagots s’est récemment manifestée, peut-être pour des raisons quelque peu lucratives : il s’agit de Marie-Pierre Manet-Beauzac, habitante de Tarbes, qui a rencontré en 2008 l’écrivain de romans fantastiques Tom Knox (alias Sean Thomas) afin de lui fournir de la matière sur les « derniers Intouchables de France » pour son livre ésotérique The Marks of Cain (Edition Harper Collins, 2010).

Souriante, bien proportionnée, l’œil vif et chaleureux, Marie-Pierre Manet-Beauzac n’a plus rien de la cagote du Moyen-âge et si, comme elle le clame, ses ancêtres étaient bien des cagots, elle ne porte sur elle plus aucun trait distinctif de cette ancienne souillure. Il en va de même pour Antoine Crestia du village de Belvis qui, portant un nom associé dès le Moyen-âge à la malédiction cagote (Crestia = Crestias = Chrétien), demeure un citoyen accepté comme les autres, de surcroît maire du village :

Conclusion
Tous ces portraits récents, de la peinture à la photographie, nous permettent de constater que les cagots revêtent multiples formes : Henri Borde dresse à la fois le portrait d’un blafard (carence iodée) et d’un berger très typé (possiblement de souche cagote) ; la fratrie Danne ne lasse d’étonner mais pourrait trouver sa résolution dans le nanisme achondroplase (Jacques Battin, 2008) ; Miquetot est le parangon des problèmes liées à la consanguinité (crétinisme endémique) ; tandis que Marie-Pierre Manet-Beauzac et Antoine Crestia ne se distinguent plus du tout des autres citoyens.
Cette pluralité du « phénomène cagot » nous amènera à réfléchir sur des problématiques fort diverses, tant ce dossier historique, s’il est bien inscrit dans la pierre (églises, maisons, quartiers, fontaines), demeure obscurci par des causes environnementales (carence iodée, goitre et teint blafard), médicale (lèpre blanche, psoriasis), pathologique (nanisme, crétinisme, trisomie), et ethniques (hypothèse de la population endémique). Le portrait-robot du cagot-type demeure pour l’instant tout à fait problématique…
Marie-Pierre Manet-Beauzac et Antoine Crestia, les deux derniers descendants de familles de cagots connus à ce jour, ne portent sur eux plus aucun stigmate physique particulier, sont très bien intégrés dans l’espace citoyen, et ne souffrent plus du tout de la discrimination ancestrale liée aux cagots. Ces représentants du XXe siècle ne sont plus vraiment les mêmes cagots que ceux du Moyen-âge… Après un point complet sur ces représentants modernes, fort dilués génétiquement par rapport à une hypothétique souche primitive, peut-on espérer un jour retrouver la « source des cagots » ? Leur réelle origine biologique ? Peut-on creuser sérieusement la piste ethnique ? Nous tenterons de faire la lumière sur cette hypothèse dans un prochain article sur Strange Reality.
Article passionnant sur un pan de notre histoire qui m’était parfaitement inconnu.
Je vous remercie beaucoup.
Corinne
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Merci beaucoup, Paquerite !
Moi-même, j’ai eu un coup de cœur par rapport à cette incroyable lorsque j’avais visité le musée d’Arreau, il y a une vingtaine d’années. Sujet passionnant, que je continuerai à debunker sur Strange Reality. Merci pour votre lecture attentive et vos encouragements !
Bien cordialement,
Florent Barrère
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