Elle était Marie-Jeanne Koffmann 2

1954-1962, la révélation Almasty

« Si vous cherchez l’Homme-des-neiges, sourit le monsieur imposant, vous pouvez dire que vous êtes tombée sur sa queue ! »,

« Si vous cherchez un médecin pour l’expédition dont vous discutiez, vous pouvez dire qu’il est devant vous ! »

C’est par cet échange que débute, en janvier 1958 la longue amitié et la collaboration fructueuse entre Marie-Jeanne Koffmann  avec l ‘académicien soviétique Boris Porchnev.  

Reprenons le fil de sa vie avec les propres mots de Madame Koffmann :

Moscou, Janvier 1958. Tout a commencé par un carton de la dimension d’une carte de visite : la Société Géographique de l’URSS, l’Université de Moscou et le Département d’alpinisme du Comité Pan-soviétique des Sports près le Conseil des Ministres de l’URSS m’invitaient à la conférence que devait donner à la Faculté de géographie le célèbre alpiniste anglais Charles Evans sur sa conquête récente du Djamal-Oumga, l’un des 8000 mètres encore inviolé de l’Himalaya. Cette invitation me remplissait de joie.

D’abord, elle traduisait la mémoire attentive que me conservaient mes anciens « compagnons de route » sur le chemin de la bataille du Caucase, aujourd’hui conseillers du Comité, ou bien artiste de renom en ce qui concerne Sviatoslav Richter. Ils savaient que je sortais de longues années de prisons et de camps de travaux forcés et que j’avais un « passeport de loup » m’interdisant le séjour à Moscou.

L’expression date de la fin du XIXème siècle, quand les opposants aux caprices de la puissance illimitée du tsar se retrouvaient, sans instruction judiciaire, ni procès, dans les profondeurs de la Sibérie, qu’ils rejoignaient à pied et où ils devaient se débrouiller eux-mêmes pour se procurer pitance et abri. Seule une pensée miséricordieuse du grand Nicolas II, tsar de Russie, pouvait leur permettre, après des dizaines d’années d’attente dans l’inconnu, de revenir, mais avec un « passeport de loup » les assignant à une résidence fixée par le tsar en personne, qu’ils rejoignaient sous convoi ininterrompu d’un officier de gendarmerie et dont ils ne pouvaient s’éloigner au-delà de quinze kilomètres.

Marie-jeanne Koffmann en 1959

Joseph Staline et le MGB n’ont rien inventé. Je dirais même, au risque de scandaliser bien des gens, qu’ils ont plutôt allégé la condition de libération des détenus politiques. Condamnée, comme sous le bon vieux régime tsariste, sans instruction, ni jugement, à dix ans de camps de concentration, je recevais à ma libération anticipée en 1953 un « passeport de loup » bien adouci : hormis les grandes villes et leur voisinage dans un rayon de cent-un kilomètres (nous pouvions les visiter, sans y séjourner : on gardait toujours le billet de chemin de fer comme preuve), nous étions en droit de choisir nous-mêmes notre lieu de résidence et de voyager à travers tout l’immense pays. J’avais alors choisi Serpoukhov, où j’exerçais en tant que médecin dans l’hôpital public.

Ma deuxième cause de joie était la perspective de retrouver la grande fratrie des alpinistes de Moscou, dont j’avais été si cruellement arrachée. Pour écouter ensemble, de surcroît, le récit d’une aventure, palpitante pour nous, d’un des premiers étrangers qui allait pénétrer en URSS, tout récemment grande ouverte par Nikita Khrouchtchev après des décennies d’imperméabilité totale. Enfin, j’espérais entendre de la bouche du grand connaisseur de l’Himalaya Charles Evans quelques nouvelles informations sur ce yéti du Népal, dont il revenait, et qui m’intriguait vivement après un grand article de la Littératournaya Gazeta et celui de l’abbé Bordet dans la revue Montagne, qui m’avaient laissée très perplexe quant à l’existence du yéti, ce grand singe bipède, mais dévorée de curiosité et d’envie pour ceux qui pouvaient chercher cette créature inclassable.

Mes vœux furent comblés, bien qu’Evans eût repoussé avec un sourire courtois les questions sur le yéti, et j’en étais, pendant la pause, dans le couloir, à une grande discussion avec Elena Kazakova (dit « Nelly » pour les intimes), alpiniste célèbre et immense amie enfin retrouvée, lorsqu’il me sembla avoir entendu prononcer dans mon dos les mots si excitants et scandaleux d’Homme-des-neiges. Un grand monsieur corpulent, d’aspect imposant et assez autoritaire, tenait un discours scientifique devant un cercle d’auditeurs respectueux et attentifs.

Elena Kazakova en 1945

Je revins à Elena. Cependant, le terme si baroque d’Homme-des-neiges agaça à nouveau à mon oreille. Abandonnant tout de go Elena Kazakova à la mi-mot et tournant les talons vers le cercle du monsieur corpulent, je le rompis en m’excusant d’avoir surpris involontairement leur conversation. « Si vous cherchez l’Homme-des-neiges, sourit le monsieur imposant, vous pouvez dire que vous êtes tombée sur sa queue ! », en allusion au célèbre dicton. La répartie ne se fit pas attendre : « Si vous cherchez un médecin pour l’expédition dont vous discutiez, vous pouvez dire qu’il est devant vous ! ».

La version rapportée par Boris Porchnev, dans « La lutte pour les troglodytes », le texte de préface à L’Homme de Néanderthal est toujours vivant de B.Heuvelmans, donne un contrechamp fort instructif à cette rencontre décisive :  Un soir, à l’issue d’une conférence de l’alpiniste anglais Evans, une femme d’allure sportive s’était approchée de moi. Elle était entrée dans notre groupe comme l’étrave d’un navire laboure la mer. A brûle-pourpoint, elle m’a demandé : C’est bien vous qui vous occupez de l’Homme-des-neiges ? – Oui. – Je voudrais consacrer ma vie à ce problème.

Pourquoi le Yéti est-il devenu un sujet de recherche légitime pour les autorité soviétiques de l ‘époque ? Il faut resituer le contexte de cette fin des années 1950, c’est à dire l ‘apogée de la  « fièvre du yéti « qui accompagne l’exploration de sommets himalayens. Il y a un fort écho en Russie, à plusieurs niveaux.

Avant tout, le pouvoir soviétique en fait une lecture géopolitique :  Ces passionnés venus du monde entier qui déferlent en Eurasie centrale pour localiser le yéti et étudier son mode de vie sont bien supects. En clair, comme l ‘écrit alors Oleg Orestov, envoyé spécial de la Pravda en 1954 à New-Delhi: le «fièvre himalayenne» qui a vu des aventuriers européens, américains, britanniques, Japonais, Argentins déferler sur l ‘Eurasie centrale est une opération orchestrée, financée, par les services de renseignements du bloc capitaliste avec un seul but : l’espionnage de la Chine.

La création à Moscou de la commission sur l ‘homme de neige peut-elle être vu comme une réplique à cette fièvre du yéti venue de l ‘occident, une volonté d’occuper ce terrain aussi ? Cette course mondiale à la découverte d’une créature, que personne n ‘avait encore vraiment observée; comme un nouveau terrain de jeu de l ‘affrontement entre les deux blocs, entre grandes nations de l ‘Est comme de l ‘Ouest ? L’un des buts affichés par la première expédition chinoise sur l ‘Everest, en 1960, est la découverte du yéti.

Et puis il y a l’ engouement populaire:  En 1954, parrainé par le Daily Mail, une expédition britannique sous la direction de l’alpiniste bien établi John Hunt est revenue les mains vides de l’Himalaya mais elle a bénéficié d’une couverture médiatique mondiale. ( le journal britannique dépensa l’équivalent de 1 million de Livres sterling d’aujourd’hui pour cette expédition de 15 semaines, composée d’alpinistes, de zoologues, d’ornithologues et de 370 porteurs!) Les livres publiés par le zoologue Charles Stonor et le journaliste Ralph Izzard, tous deux membres de l’expédition, sont alors disponibles en Russe.

L’expédition Yeti Everest en 1954, soutenue par la Daily Mail

Les membres de l’équipe de l’expédition de 1954 lors d’une pause. L’équipe était composée de plusieurs scientifiques respectés, dont le zoologiste Charles Stonor, Tom Stobart, le Dr Biswamoy Biswas et Gerald Russell, qui avait participé à la capture du premier panda vivant.

Bientôt la Russie rencontre elle-même l’homme sauvage, grâce à l’observation, rapportée par un hydrologue de l’Université de Leningrad, Aleksandr Pronin. En 1957 Alexander Georgievitch Pronin, hydrologue à l’Institut de recherche géographique de l’Université de Leningrad, aperçoit un personnage debout sur une falaise rocheuse à environ 500 mètres au-dessus de lui lors d’une expédition dans les montagnes du Pamir dans le but de cartographier les glaciers. Initialement surpris en voyant quelqu’un dans une zone connue comme étant inhabitée, Pronin s’est par la suite rendu compte que la créature n’était pas humaine. Il ressemblait à un homme mais « il était très voûté, avec de longs avant-bras et couvert de cheveux gris roux ». Prorin a rapporté avoir revu la créature trois jours plus tard, marchant debout.  La presse soviétique, qui avait ridiculisé quelques mois plus tôt la « soif de sensationnel» des médias américains, s’est soudain empressée de rendre compte de la question du yéti. L’histoire de Pronin a immédiatement déclenché des réactions de la part des membres de la communauté scientifique, autant en Russie comme à l’étranger.

C’est ce qu’explique Marie-Jeanne Koffmann :

La publication en 1956 dans la presse soviétique des recherches anglo-américaines dans l ‘Himalaya, concernant des créatures bipèdes velues, surnommées Yétis, provoqua aussitôt un abondant courrier, adressé par les provinces montagneuses de l’URSS aux autorités scientifiques et aux rédactions des grands journaux. Instituteurs, médecins, bergers, militaires, s’étonnaient de l ‘intérêt porté à des expéditions étrangères, alors qu’en URSS même, des créatures anthropomorphes semblables, qu’ils connaissaient bien, laissent indifférente la science soviétique. Une telle littérature n ‘est pas pour émouvoir la science soviétique. Le hasard voulut, cependant, que le Professeur Boris Porchnev y prêta attention. Historien, philosophe, humaniste de renommée mondiale, ( docteur Honoris Causa de l ‘université de Montpellier), Porchnev fut saisit par la simplicité des récits, le réalisme des descriptions, toutes concordantes en dépit de la diversité des sources. L’énergie et l ‘autorité du Professeur Porchnev purent surmonter la résistance, sinon l ‘indignation du corps académique.

Porté à l ‘appréciation du présidium de l ‘Académie des Sciences de l’URSS, le débat déboucha sur la création d’une commission d’étude du problème de de l ‘homme des neiges, et l ‘organisation d’une expédition de recherche au Pamir, confiée à l’Institut de botanique de l ‘Académie, qui y possédait sa propre base scientifique et dont les collaborateurs se disaient informés de l ‘existence anthropomorphes étranges.

Boris Porchnev , né en 1905 et mort en 1972, est un historien de l ‘Académie des sciences soviétiques, connu pour ses travaux sur les révoltes populaires dans la France d’Ancien Régime. Il est aussi docteur en sciences sociales ayant travaillé en psychologie, en Préhistoire et en neurolinguistique au sujet des origines de l’homme.

L’historien français Emmanuel Leroy-Ladurie, qui l ‘a côtoyé a écrit à son sujet : Il était une fois, ( et il est toujours) un historien soviétique nommé Boris Porchnev. Deux sujets l’avaient constamment passionné : le yeti, et les révoltes antifiscales. L’abominable homme des neiges, et Jacques Bonhomme.

Si vous pensez peut-être que les deux sujets principaux des travaux de Boris Porchnev, 1-le yéti et 2- les révoltes populaires dans l ‘histoire de France n’ont à priori aucun rapport ensemble, et bien vous faites erreur. Pour lui les deux sujets étaient intimement liés. l ‘existence du yéti constituait le marqueur indiscutable, car bien vivant, de ce qui définit l ‘espèce humaine, suivant les idées de Friedrich Engels, qui distinguait le travail social conscient du travail instinctif. Boris Porchnev voulait prouver que le yéti n ‘était pas capable d’élaborer des stratégies pour la production de biens, ou la guerre ( ou la révolte), et donc qu’il n ‘était pas humain. Découvrir le yéti alors aurait servi à prouver la théorie de Porchnev selon laquelle ce qui sépare finalement l ‘homme des autres primates plus ou moins évolués comme le yéti ce n ‘est pas la bipédie ou l’habileté: c’est la capacité à s’organiser collectivement. Une vision de l ‘anthropologie, assez logiquement compatible avec le marxisme.

Porchnev et Heuvelmans en 1961

 La création de la commission spéciale sur l’homme des neiges fut le fruit de l’engagement personnel de Boris Porshnev et du géologue Sergueï Obruchev, tous deux académiciens. Le présidium de l’Académie des Sciences a également décidé d’inclure Kirill Staniukovich, un botaniste du Tadjikistan dont l’intérêt principal était la flore des hautes montagnes, et la géographie de l’Asie centrale. En 1956, Stanuikovich avait eu une conversation avec le président de la Société géographique russe, ( société dont Marie-jeanne Koffmann faisait également partie) Stanislav Kalesnik, au sujet des légendes racontées au Kirghizstan, à propos de Golub-iavan, la version locale de l’homme sauvage. Kalesnik s’est intéressé au sujet et a commandé des articles sur le sujet pour le bulletin de la Société géographique russe. Un troisième scientifique, le biologiste Sergueï Kleinenberg, formait la direction de la commission.  La commission a décidé d’enquêter sur deux des zones les plus reculées et les moins étudiées dans le Pamir, le bassin de Sarezki et la vallée fluviale de Muk-Su au Tadjikistan.

Lieu supposé de l’expédition de 1958

La région russe du Pamir est frontalière de l ‘Himalaya, et c’est bien sur la piste du yéti des alpinistes, de Shipton et Cordet, que les savants russes se lancent avec un empressement qu’ils regretteront plus tard. Marie-Jeanne Koffmann, devient second médecin (le premier médecin étant Dmitri Bayanov) de l’équipe de recherche de l’expédition Pamir 1958.  

 A cette époque, l’Himalaya était considéré comme l’épicentre de toute la question, et il était plus aisé pour des scientifiques russes sceptiques d’envisager cette éventualité, dans le Pamir, proche de l’Himalaya. Une conviction initialement partagée par Marie-Jeanne Koffmann : une telle population de primates ne pourrait exister que dans des immensités glacées et désertiques, bien loin de toute présence humaine.

Boris Porchnev, lui, était déjà influencé, entre autre par le récit du médecin militaire Vazghen Karapatian, qui examina, selon lui, un homme sauvage capturé au Daguestan en 1941, ou par le rapport plus ancien, fait en 1899  par Constantin A. Satounine, grand spécialiste de la faune du Caucase, évoquant le Biabane-gouli, l’homme sauvage et velu de ce massif montagneux dont il avait lui-même aperçu un individu.

Porchnev avait déjà le Caucase en ligne de mire, et il n ‘en faisait pas mystère, ce qui consternait Marie-jeanne Koffmann, comme elle le raconte ici :

Cependant, en ce soir tombant d’automne moscovite, remontant lentement vers la gare d’où je devais repartir vers ma ville de Serpoukhov, c’était presque dans une déception attristée que se débattait ma pensée. Comment un savant d’une telle envergure, d’une telle capacité critique peut-il se laisser aveugler au profit de son hypothèse naissante, purement théorique pour l’instant, à savoir que le Caucase si fréquenté puisse encore loger un homme sauvage apparenté au yéti de l’Himalaya ? C’était précisément parce que cette région m’était si familière que je tenais cette hypothèse pour pure plaisanterie. (…) Adieu les hauteurs glacées et inaccessibles de l’Himalaya pour cette montagne à vaches que je connais si bien ?

De toute façon, le Caucase, couvert de célèbres stations balnéaires, de sanatoriums, de campings, de centres sportifs et de jeunesses, sillonné depuis cent ans par des milliers d’explorateurs de tous bords scientifiques, d’estivants, de touristes, d’alpinistes, de skieurs, dont je connaissais moi-même une certaine partie pour y avoir reçu mon baptême d’alpiniste et participé à sa défense en 1942-1943 contre les troupes allemandes de montagne, me paraissait inacceptable, même à titre de supposition, pour y loger une espèce inconnue, encore moins un yéti !

Hélàs, cette erreur fondatrice referma à tout jamais la fenêtre ouverte par la science soviétique sur les études sur l ‘homme sauvage. Et les conséquences, pour les membres de la commission furent désastreuses.

 Marie-Jeanne Koffmann :  Mais l’expédition du Pamir est revenue sans rien. Le fait n’est pas seulement qu’elle était dirigée par un botaniste, qui a consacré les ressources qui lui étaient fournies principalement à la collecte de plantes et à la compilation de cartes géobotaniques.(…). Cependant, je le répète, ce n’est pas le seul point. Comme on le comprend maintenant, l’expédition de l’Académie des sciences en 1958, conçue à la hâte sous l’impulsion des premiers passionnés, était prématurée. Nos idées sur quoi, où, quand et comment chercher étaient encore trop floues. Comme nos confrères étrangers, nous partions du postulat qu’une grande créature inconnue ne pouvait survivre que dans les parties les plus inaccessibles de la planète. Et se sont précipités  certains dans l’Himalaya, d’autres dans le Pamir. Ce n’est qu’au fil des ans que nous avons tous commencé à acquérir de l’expérience et à descendre des hauteurs transcendantales vers des latitudes très ordinaires.

Pour se rendre compte de l’ importance de l ‘expédition, il faut imaginer une quarantaine de scientifiques de toutes disciplines, parmi les plus grands experts dans leur domaines respectifs, arpentant des terres inexplorées par la science moderne. Combien d’entre eux ont vraiment cru en leur mission ? Combien n’ont vu dans cet hypothétique Homme des neiges qu’une source de financement, une opportunité professionnelle inespérées pour la recherche dans les contrées lointaines ? Marie-Jeanne Koffmann exprimera de nombreux griefs à Kirill Staniukovich quant au fiasco de l ‘expédition.

L’échec de l’expédition du Pamir a servi de signal à une contre-offensive militante des « conservateurs », devant laquelle le président de la Commission, un scientifique honoraire indifférent au problème, a démissionné de ses pouvoirs inutiles. À peine née, la Commission a cessé d’exister, malgré le soutien enthousiaste et les protestations de nombreux grands scientifiques et Académiciens (…).

 Désormais, l’étude sera poursuivie par une poignée d’individus, nous étions quatre : B.F. Porshnev, P.P. Smolin, A.A. Mashkovtsev et moi (M.-Zh. Koffman), complètement privés de tout moyen pour cela.

Le groupe Smoline (Janvier 1968)De gauche à droite : Porchnev, Mashkovtsev, Smoline, Bayanov, Koffmann

Au cours de sa brève existence, les membres de la Commission n’ont pas ménagé leurs efforts : recherches bibliographiques et archivistiques, qui ont immédiatement révélé de multiples descriptions de ces créatures à toutes les époques et à toutes les extrémités du globe, publication   des « Bulletins d’information » sous la direction de B. Porshnev, exposant dans la forme la plus brute, sans édition ni commentaire, une abondante information provenant de différentes parties du monde et du fond des siècles. Etablissement de contacts avec des zoologues et anthropologues mongols, et occidentaux; appel aux hautes sphères scientifiques et dirigeantes chinoises pour qu’elles commencent à chercher chez elles. La conclusion, le testament presque de cette époque flamboyante fut la parution presque confidentielle, en 1963, du livre de Boris Porshnev « L’état actuel de la question des hominoïdes reliques ».

Marie-jeanne Koffmann et Boris Porchnev seront tout de même accueillis en 1960, par le musée Darwin de Moscou, son directeur Pietr Smoline propose la création du séminaire sur l ‘étude des hominoïdes reliques. Mais en 1959, lorsqu’il faut repartir sur le terrain, dans le Caucase cette fois, ils trouvent un chemin semé d’obstacles:

 Car, voici où nous en étions arrivés ! Repoussés de partout après la dissolution de la Commission auprès du Présidium de l’Académie des Sciences en janvier 1959 (après l’échec de l’expédition au Pamir en 1958), nous avons cherché des mois un toit qui puisse officialiser nos déplacements dans les différentes régions de l’URSS. En effet, il était catégoriquement impossible pour tout citoyen, même muni de papiers en règle, de séjourner longuement dans une région qui n’était pas celle de sa demeure officielle, sans présenter aux autorités locales un justificatif, fût-il celui de l’Association des défenseurs de la verdure en ville qui soutenait de manière bien vaporeuse notre expédition. Nous en fûmes d’ailleurs chassés très peu de temps après par son Président furieux, dès son retour de mission en Mongolie, dont d’autres bonnes âmes avaient un peu profité…

Personnellement, je trouvais insensée l’idée de l’existence au Caucase de primates inconnus ; j’étais là pour démonter cette idée, en trouver l’origine et l’explication, et je ne tenais pas à passer pour une folle. Mes compagnons non plus ne voulaient pas se faire remarquer. Notre occupation aux yeux de la population était toute trouvée. Tous les Soviétiques ruraux étaient depuis des décennies au contact permanent de milliers de géologues prospectant les moindres coins de l’immense pays à la recherche de ses grandioses richesses, connues et inconnues.

C’est ainsi que, le 11 septembre 1959, je rencontrai le premier témoin de ma vie(…) Il s’agissait d’un jeune apiculteur et chasseur, Aliev Kamal.

L’almasty à la lueur du feu, témoignage de Aliev Kamal, 25 ans, apiculteur au Sovkhoze de thé de Zakataly, chasseur, Azéri.

En 1957, je travaillais comme apiculteur au Collège d’agriculture de Zakataly. Je chassais beaucoup. J’ai tué entre autres, un grand nombre d’ours et j’en ai rencontré une cinquantaine. Le 20 septembre 1957, je suis parti à la chasse aux mouflons depuis le village de Michlesch. Après m’en être éloigné de quelques kilomètres, j’ai commencé à monter en direction du mont Alibek. J’étais parvenu très haut. La nuit m’arrêta dans la forêt, à cent mètres au-dessous du col. Je mis en route un grand feu de bois dans une clairière et je me couchai à côté. A 2 heures du matin, je fus réveillé par le froid. En ouvrant les yeux, je vis que mon feu se mourait. Or, derrière le feu, à deux mètres de moi, se tenait debout, immobile, un homme qui me contemplait. Il faisait très clair (c’était la pleine lune) et je l’ai très bien détaillé : il devait faire un mètre quatre-vingts, bien bâti. Il ne portait aucun vêtement et était entièrement recouvert d’une épaisse fourrure de couleur marron. Beaucoup de poils au menton. Une chevelure très longue. Ses cheveux lui tombaient si bas sur le visage que je n’ai pas pu voir ses sourcils ni ses oreilles. Il n’y avait pas de poils sur le nez et les joues. Cette créature était du sexe masculin. Il se tenait là, debout, totalement immobile, bien droit, ses bras lui pendant le long du corps. Ils ne m’ont pas paru plus longs que chez l’homme. Il ne manifestait pas d’intentions agressives. Il me regardait droit dans les yeux. Au début j’ai cru que je dormais encore et que c’était un rêve. Je ferme les yeux, je les ouvre : il est toujours là. Je ferme encore une fois les yeux, je les ouvre : encore là. Alors je les ferme encore et je me pince très fort le bras, je les ouvre : il est là, encore et toujours. A ce moment j’ai eu très peur et j’ai décidé que j’avais devant moi le vekhchi-adam (homme sauvage) dont j’avais entendu parler. Je me suis soulevé d’abord sur le coude, puis sur le bras et sans le lâcher des yeux je me suis lentement penché vers mon fusil. L’autre continuait à se tenir immobile, toujours me regardant fixement. Quand mon fusil s’est retrouvé sur mes genoux, je me suis senti plus tranquille. Pour lui faire peur, j’ai plusieurs fois ouvert et actionné la culasse, me disant que, si c’est un homme, il comprendra ce que cela veut dire et qu’il s’en ira. Mais il ne bougea pas. Alors, en proie à une forte émotion, j’ai lâché un coup de feu en dirigeant le canon entre sa tête et son épaule. J’avais tiré en position à demi-couché. Il s’était passé environ dix minutes depuis mon réveil. Après le coup de feu, l’homme sauvage me tourna le dos et s’en alla sans hâte vers la forêt. De dos aussi, il ressemblait à un homme. Les cheveux qui pendaient de sa tête lui arrivaient derrière jusqu’aux omoplates même un peu plus bas. Je lui ai encore lâché deux coups de feu pour l’accompagner, après quoi il disparût dans la forêt. J’étais tout bouleversé. J’ai allumé un grand feu de bois et je me suis couché à côté et je me suis caché la tête sous ma veste. Je n’ai pas pu dormir de peur et je suis resté allongé jusqu’à ce que le soleil soit monté bien haut. Levé, je me suis dirigé vers les buissons où avait disparu l’homme sauvage. Je n’ai pas trouvé de traces de sang, mais sur une bande de sable le long d’un rocher, j’ai aperçu les empreintes d’un pied, rappelant fortement une empreinte de pied nu humain, sauf que le gros orteil s’écarte de côté.

Marie-jeanne Koffmann : Il avait suffi de tirer ce premier maillon pour voir apparaître un chapelet d’autres informateurs. Le 12 septembre nous en avions déjà trois. Il était difficile de mettre en doute la sincérité des narrateurs. C’étaient des gens simples, qui racontaient sans artifices leur rencontre inattendue avec une créature velue d’apparence humaine, d’au moins d’un mètre quatre-vingts, couverte d’une épaisse toison lisse de couleur grise ou marron, rappelant la fourrure de l’ours. Les narrateurs, qui tous, connaissait bien l’ours, habituel dans cette région, déniaient catégoriquement la possibilité que ce puisse en être un. (…) rien qu’en quatre jours nous avions enregistré neuf récits de témoins et nous n’avions même pas épuisé la liste de personnes, qu’à l’avis de leur entourage, il fallait questionner. Les informations présentaient cette valeur particulière que, dans l’essentiel, elles concernaient une période toute récente : 1956, 1958 et même 1959.

La sincérité, la concordance, et la masse des témoignages persuadent très vite Marie-Jeanne Koffmann de la possibilité de l ‘existence de deux genres de bipèdes anthropomorphes :

– le meché-adam, alias vekchi-adam ou tukhli-adam (homme des bois, homme sauvage ou homme velu), dont la taille atteint 1m80 à 2m10, couvert d’une épaisse fourrure rousse-marron. Se rencontre aux différentes périodes de l’année, mais de préférence en été et en automne, dans les épaisses forêts de la montagne ou du bassin de l’Alazane, à distance de l’habitat humain. Ne manifeste pas une crainte particulière de l’homme.

 – le kaptar, de taille humaine, mais plus menu, complètement blanc. N’est connu que dans un espace limité, au pied du versant du Grand Caucase. Se rencontre exclusivement à la saison été-automne, de nuit, au voisinage immédiat de l’homme, le plus souvent au bord de l’eau des ruisseaux ou auprès des chevaux. Extrêmement craintif.

Marie-Jeanne Koffmann : Les premières informations recueillies sur le kaptar, dès notre arrivée à Biélokany, nous plongèrent dans le désarroi. Presque tous les habitants savaient de quoi il s’agissait. En quelques jours à peine, nous connaissions dans tous ses détails son portrait décrit avec empressement par la population. Le kaptar est une créature anthropomorphe (« comme un homme ») manifestant une agilité et une promptitude extraordinaires, ne se montrant que la nuit. On le rencontre généralement dans l’eau ou tout à côté de ces mêmes petits ruisseaux qui traversent la ville, c’est-à-dire dans les vergers et jardins potagers qui la constituent. Il s’y baigne, y saute, y « danse », s’y ébat. Ce faisant, il « rit » ; disons qu’il émet des sons qui rappellent l’expression du rire « hi-hi-hi ». Mais, son passe-temps nocturne préféré est l’équitation. Le kaptar peut galoper des heures. Au matin, le cheval est épuisé, affamé, couvert d’écume. Absolument impossible de le faire travailler.

Tremblant sur ses jambes, il demande au moins un jour de repos. De plus, sa crinière est tissée en nattes si complexes et serrées qu’il faut des heures de patience pour les défaire. De jour, on ne rencontre pas le kaptar. Il se cache dans les cimetières ou dans les vieux moulins abandonnés ou dans les ruines des anciennes forteresses.

Autrefois, et beaucoup de vieilles personnes s’en souviennent, on arrivait à capturer le kaptar en enduisant son cheval préféré de glu. Au matin, le kaptar se retrouvait collé au cheval. Par la suite, la seule difficulté consiste à lui enfoncer une aiguille dans la région du cœur. Si on réussit, le kaptar passe en état de soumission totale à celui qui a su le faire. Le kaptar qui s’est retrouvé par cette voie dans la famille se révèle un travailleur infatigable : il porte l’eau, fend le bois, fauche le foin. Il est vrai qu’il fait tout à l’envers, en sorte que l’on est obligé de lui proposer de « ne pas apporter d’eau », « ne pas scier de bois », « ne pas faucher le foin », etc. Tous les récits sur le séjour du kaptar dans le rôle de domestique se terminent immanquablement par l’épisode suivant : profitant d’une absence des adultes, le kaptar demande à la cadette des filles de ses maîtres, tout en lui tendant une belle pomme bien rouge, de retirer l’aiguille. L’enfant obéit. Aussitôt, le kaptar lui déchire la joue droite de ses griffes et disparaît dans la montagne.

La description du kaptar, de ses comportements, l’histoire de sa capture et de sa fuite nous furent répétées des dizaines de fois avec une monotonie stéréotypée. A vrai dire, il nous en coûtait beaucoup de les écouter : dès le début, nous savions tout ce qu’allait nous communiquer le narrateur. Mais nous ne pûmes jamais mettre la main ni sur les anciens propriétaires du kaptar, ni sur la fillette devenue mère de famille avec une cicatrice sur la joue droite : tous étaient, soit décédés, soit partis on ne savait où.

Selon les habitants du coin, y compris Rassoul Taïrov, ces créatures ne sont rien d’autres que des hommes ayant quitté la société humaine à des époques plus ou moins éloignées, pendant, par exemple les guerres du Caucase du XIXe siècle ou les perturbations sociales de la Révolution, et retombés à l’état sauvage dans la forêt. Il faut dire que chercher refuge dans la montagne et ses forêts est une réaction de défense naturelle pour les locaux, entrés en conflit juridique ou psychologique avec leur entourage. Ainsi, le Directeur de l’école secondaire du village Tala-2, F. Ch. Filmanov, nous appris, qu’en hiver 1958, l’une des villageoises, devenue folle, disparut dans la montagne. On ne la retrouva qu’au bout de trois mois. A. Akhoundov, électricien, nous raconta qu’à l’époque de l’activité criminelle de Baghirov (premier secrétaire du Parti communiste d’Azerbaïdjan, dénoncé par Khrouchtchev pendant la déstalinisation), les habitants qui se sentaient menacés d’arrestation s’en allaient dans la montagne. Il en était de même dans les cas de vendettas, quand le vengeur, son « devoir » accompli, devait se soustraire à la société : il se cachait dans la montagne. Beaucoup de ces personnes ne sont jamais revenues dans la société et leur destin est inconnu.

A suivre : Le laboratoire de Sarmakovo

4 commentaires

    1. Exactly Richard, but a tall gobelin, she thought the same : Even if the Kaptar was very well described by the witnesses, with female breasts thrown over the shoulders for example, and the white color, the hair hiding the face… MJ Koffmann was confused with all theses legends and focused her researches on the other form the Vehkchi Adam.

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