Le petit peuple belge 2

Le nuton, contes et légendes

Peyo s’est inspiré des nutons pour la création des Schtroumpfs (1958)

     Dans Légendes et Coutumes du Pays de Namur (1920), l’historien Félix Rousseau décrit les nutons et livre une image détaillée de ce petit peuple belge dans les récits d’avant la Guerre de 1914 : « Dans les cavernes de Belgique (Furfooz, Goyet, Dave et bien d’autre), les nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de « petit vieux papas ». Ils  habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Jamais ils ne se montraient pendant  le jour. On les apercevaient parfois  à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leur trous. De temps à autre à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l’herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d’excellents ouvriers en toute espèce de métier ; forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands et cordonniers et bien d’autres ».

     Nuton dériverait du vieux wallon « el nût », qui signifie « la nuit », car c’est à ce moment-là de la journée que ce petit peuple se montre le plus actif.  Ainsi, ce petit peuple est à rapprocher de l’Homo nocturnus cher à Car Von Linné qu’il décrivait dans Systema Naturae (1760) : « Ces fils des ténèbres, qui ont échangé le jour contre la nuit et la nuit contre le jour, me semblent plus proches de nous [ndlr : que les autres anthropoïdes]. Ils sont connus par leur nom depuis les temps de Pline. Ils marchent sur deux jambes, comme nous. Ils se cachent le jour dans les cavernes. La nuit, ils voient distinctement. C’est dans l’obscurité qu’ils assurent leurs besoins, volant aux hommes ce qui leur tombe sous la main. Ils n’ont ni langue propre, ni même parole ».

     Cher lecteur de Strange Reality, tout comme les autres créatures du folklore, le petit nain nocturne et taiseux de Belgique, enfin correctement défini, répond à certains canevas (épisodes-clefs) que nous allons tenter d’explorer, afin de mieux les déconstruire.

Echanger un nouveau-né

Le thème du changelin (Patrick James Lynch, Anthology of Irish Fairy Tales, 1995)

« … je ne me souviens pas d’avoir vu tant de casseroles cuisantes et de louches mélangeantes »

     Le thème du « changelin » (échange malveillant entre un nouveau-né du petit peuple et un nouveau-né humain) demeure un grand classique du répertoire folklorique propre aux nains, lutins et fées, comme l’a brillamment démontré Pierre Dubois dans La grande encyclopédie des lutins et autres petites créatures (Hoëbeke, 1992). Cette trame est aussi appliquée aux nutons, qui de gentils travailleurs aidant les humains à rentrer leurs récoltes dévoilent une facette beaucoup bien plus sombre.

     Louis Banneux, dans l’Ardenne mystérieuse (1920), a recueilli ce récit de changelin en s’entretenant avec un ancien garde-forestier du village de Dochamps : « Autrefois, un maréchal-ferrant, jaloux du travail réalisé par les nutons, avait critiqué la réparation que ces derniers avaient effectuée au soc d’une charrue. Sa femme lui avait pourtant recommandé, en pressant son enfant de deux ans sur elle, de se taire et de ne pas faire de remarques aux nutons, dont elle connaissait la susceptibilité. Rien n’y fit ; l’homme s’entêta. Le lendemain matin, la mère épouvantée vit dans le berceau, à la place de son beau petit bébé, un petit être bizarre, difforme, aux yeux farouches, à la figure grimaçante. Jésus Marie, s’écria la pauvre femme, ils ont échangé mon enfant. Le père en colère s’apprêtait à jeter l’enfant dans le bois mais sa femme s’y opposa fermement car elle craignait pour la vie de son fils. Pendant plusieurs jours, ils cachèrent le petit monstre qui pleurait et criait mais dont on ne pouvait obtenir une parole. La mère éplorée demanda conseil à sa vieille voisine qui avait la réputation d’être guérisseuse. Celle-ci jugea sévèrement le mari cupide. Pour que votre enfant vous soit rendu, lui dit-elle, il faut absolument faire parler le nuton. Dès ce moment, il quittera définitivement les lieux et l’enfant vous sera rendu.

La vieille indiqua le moyen de faire parler le nuton. Il s’agit, comme dans le thème précédent, de prendre des coquilles d’œufs auxquelles on fixera un petit bâton, de les placer autour du berceau de l’enfant pendant qu’il dort et puis de se cacher et d’attendre. C’est ce que le couple fit la nuit suivante et au chant du coq, l’enfant se réveilla, cria, puis se tut soudainement, étonné de voir toutes ces coquilles d’œufs. Il ne put s’empêcher de s’exclamer « J’ai vu Freyr plain champ et Bastogne plain bois mais je ne me souviens pas d’avoir vu tant de casseroles cuisantes et de louches mélangeantes ». Aussitôt ces mots prononcés, des nutons firent irruption dans la chambre enlevèrent le bavard et le remplacèrent par l’enfant des pauvres gens, étonnés mais ravis. Les nutons disparurent et on ne les revit jamais plus !

Elisée Legros note que les contes évoquant les changements d’enfant conservent presque toujours la même structure ; ce qui atteste de leur ancienneté. Le récit est organisé de la manière suivante : le changement de l’enfant opéré la nuit – l’enfant qui crie, pleure mais ne parle pas – le recours à l’avis d’une vieille voisine – le conseil de ne pas battre l’enfant pour que l’enfant volé ne soit pas battu – la préparation des coquilles d’œufs – les parents cachés, à l’écoute du nuton – le nuton qui s’éveille, est étonné et prononce la formule fatidique manifestant son âge avancé et les nains qui font irruption dans la chambre et quittent définitivement les lieux.

Pour récupérer l’enfant, il est nécessaire de faire parler le nuton qui a pris la place du bébé. Il faut lui faire avouer qu’il a un âge nettement supérieur à celui d’un enfant incapable de construire des phrases cohérentes. C’est l’effet de surprise provoqué par le grand nombre de coquilles d’œufs qui amènera le nuton à se trahir en prononçant une formule qu’il est nécessaire de traduire « J’ai vu freyr plain champs et Bastogne plan Bois » signifie qu’il a connu la grande forêt de Frèyir (entre Saint Hubert et Champlon) alors qu’elle était un champ et Bastogne alors que la ville était une forêt ; ce qui démontre que le nuton est particulièrement vieux. Les endroits cités varient selon la région où le conte est raconté.

La phrase-clef est soumise à quelques variantes en fonction du lieu où le recueil du témoignage s’est déroulé : « Moi, j’ai bientôt cent ans et je n’ai jamais vu autant de petits pots bouillants » (Givet). La transformation du paysage connaît aussi cette variante à Awenne :

« J’ai vu Gerny (plateau cultivé situé entre Rochefort et Marche) grand bois, et Freyr (la forêt) plain champs ».

     En tout cas, en opposant un bois actuel qui fut autrefois un champ, un champ qui fut un bois, ou encore une ville actuelle qui était autrefois un plateau dénudé, le conte montre l’ancienneté du personnage qui a assisté à ces grands changements du paysage belge durant l’époque de la Renaissance.

Tromper un nuton

Le massotai imaginé par le dessinateur Jean-Claude Servais (2009)

« Epi à épi, je t’ai enrichi ; gerbe à gerbe, je te ruinerai »

     Après l’échange de nourrisson, le thème du « nuton trompé » qui fomente patiemment sa vengeance est un autre fond commun du folklore associé au nain. Dans cette trame-là, le conte le plus précis demeure celui recueilli par Jean-Luc Duvivier de Fortemps (« Le Nuton. Nain de l’Ardenne fantastique », éditions Weyrich, 2005) dans le village de Mont-Le-Soie : « Les massotais, variante des nutons, étaient d’excellents cordonniers, et les paysans les aimaient autant qu’ils les craignaient. Tout allait donc pour le mieux entre les deux communautés jusqu’au jour où un massotai s’amouracha d’une jeune villageoise. Durant tout le temps que le nain s’employa à faire sa cour, la famille de la jeune fille s’enrichit mystérieusement. Mais, voulant finalement se débarrasser de son petit amoureux, la fille, à l’arrivée de celui-ci, s’accroupit sur le fumier, une tartine dans la main, et se laissa aller à la plus naturelle des fonctions. La voyant dans cette posture, le massotai, froissé, dit en faisant allusion à la fortune si fraîchement acquise : « Tu es venue épi par épi et tu retourneras gerbe par gerbe. » Quelque temps plus tard, et tout aussi mystérieusement qu’elle s’était enrichie, la famille de la fille redevint pauvre comme Job. ».

     Ce récit connaîtra lui aussi quelques variantes, comme celui du nuton trompé par un paysan : « Ainsi, des nutons qui avaient été pris de compassion pour un paysan fort pauvre, lui vinrent en aide et lui apportèrent tout ce dont il avait besoin. Un soir, l’homme eut l’intention d’en savoir un peu plus sur le comportement des nutons, il se cacha la nuit pour épier les petits hommes qui se rendaient dans sa maison chaque nuit. Il vit ainsi un nuton qui portait un épi en gémissant sous le poids de sa charge. Notre homme eut la malencontreuse idée de se moquer du nuton et de lui dire « Comment peux-tu te plaindre en portant un si petit grain ; ce n’est pas avec un si petit épi que tu vas me faire riche ». Le nuton n’apprécia pas cette plaisanterie et le peu de reconnaissance de son protégé. Le nuton est très susceptible et rancunier : il dit à l’homme « épi par épi, je t’ai enrichi, gerbe à gerbe je te reprendrai tout » (la ritchèsse lî èst v’nue pâte à pâte, mais èle s’en va djèbe à djèbe). A partir de ce moment, les récoltes furent mauvaises, le bétail périt, la misère s’installa dans la maison.

     En tout cas, ce thème met en exergue l’aspect moralisateur du conte : la richesse vient à celui qui travaille honnêtement et qui, tout en sachant garder un secret, sait être reconnaissant.

Commercer avec un nuton

Un nuton, au seuil de sa grotte, répare un soulier (Libin, parc Kaolin)

« Du linge à blanchir, de la vaisselle à nettoyer, des souliers à réparer »

    Le dernier grand canevas exploité par le nain ardennais est celui du « commerce avec le nuton », ce petit peuple étant censé laver du linge, nettoyer de la vaisselle, réparer des chaudrons en échange de nourritures humaines. En lien avec l’ancienneté supposée du peuple des nutons, à Houmont, ces petits hommes se livraient à un commerce de silex taillés avec les autres peuples.

     Le témoignage recueilli dans le village de Bras répond bien à cet échange équitable entre les deux communautés : « Dans le bois de Hambeau, une ancienne fosse d’extraction s’ouvre, en partie comblée, le long du ruisseau de la Barrière. C’est le Trou des lutons. Ceux-ci étaient d’adroits chaudronniers. Travaillant tout le jour dans leur officine souterraine, ils voyageaient la nuit et fréquentaient les fermes d’alentour. Ils appréciaient beaucoup les œufs que leur offraient les ménagères comme rémunération de leur travail ».

     Malheureusement, trop souvent, le pacte de confiance entre les deux communautés est brisé par la faute des humains, comme dans le conte du « nuton et de la veuve » recueilli à Volaiville : « Un jour, une veuve vint trouver les nutons devant l’entrée de leur grotte. Pleurant son mari mort depuis quelques semaines, il lui fallait trouver l’âme charitable qui l’aiderait à cultiver ses terres. Seule, avec trois filles à nourrir, elle sentait la famine approcher. Un nuton dans la force de l’âge – à peine deux cents ans – fut touché par la pauvre femme. Il lui offrit son aide contre le logis et le couvert au cœur de la ferme, afin de vivre avec elle et ses filles. « Déposez dans le champ les outils nécessaires au travail et le travail sera fait » dit-il à la veuve. Dans les jours qui suivirent, elle découvrit avec soulagement que le premier champ avait été labouré et semé. Puis, nuit après nuit, les autres champs furent mis en culture. Durant des années, le Nuton prit soin des champs de la veuve qui vivait ainsi à l’abri du besoin. Et les champs furent plus beaux et les récoltes plus florissantes que jamais, occupant ainsi bien des conversations au village.

     Aussi, un matin, un voisin proposa de rémunérer la veuve si elle lui faisait bénéficier du travail de son bienfaiteur. L’appât du gain était trop fort, la veuve accepta la proposition et mit ses outils dans le champ de son voisin. « Le nuton croira que j’ai de nouvelles terres et ne verra pas la tromperie ! » pensa-t-elle. Grossière erreur ! Non seulement le champ ne fut pas labouré, mais le nuton disparut pour toujours, abandonnant la veuve à son sort ».

     Parfois, la rupture entre les deux communautés est encore plus cruelle : « Du coucher au lever du soleil, les nutons travaillaient laborieusement. Leur travail consistait à réaliser les souhaits des humains contre du pain et du froment. Un jour, une femme désirant ardemment une robe, alla porter la nourriture convenue. Mais, la femme trop avare, remplaça le pur froment par de la cendre. Froissés, les nutons disparurent du pays pour toujours ».

     Le troc, ancienne forme d’échanges de services, n’étant pas jugé équitable par les nutons délibérément trompés, ces derniers disparaissent et ne commerceront plus jamais avec les communautés humaines.

      D’autres contes sont bien plus anecdotiques et n’ont pas été explorés dans cet article, à l’exemple du « nuton gardien de trésor » ou bien du « nuton silencieux » à la veillée. Pour autant, la pratique d’échange décrite dans les contes rappelle celle du « commerce silencieux » théorisé par Hérodote dans son livre Melpomène entre les carthaginois et les peuples natifs de l’Afrique. Un tel commerce tacite se retrouve dans l’échange de nourritures entre les deux communautés africaines de République Démocratique du Congo : les Bantous laissent à leurs voisins Pygmées de la viande de vache et du manioc en échange de viande de brousse et de baies sauvages.

     Le linge déposé à l’entrée des grottes des nutons, qui était lavé selon la légende en échange de bière et de pain mollet, fait l’objet d’un souvenir à travers la pratique rituelle des « arbres à loques » ou « arbres à fée », toujours vivace dans le village de Senarpont (Hauts-de-France).

Arbres à loques à Senarpont (2007)

     Chers lecteurs de Strange Reality, nous verrons dans un prochain article les histoires et le folklore associés aux nains voisins de nos chers nutons ardennais.  

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