Le petit peuple belge 8

La disparition des nutons

Gnome regardant le train (1848) de Carl Spitzweg. L’industrialisation du pays sonne le glas du petit peuple.

        Chers lecteurs de Strange Reality, la disparition des nains du folklore lors de l’arrivée du christianisme demeure un fond commun des histoires du petit peuple : ainsi, dans l’Ariège (France), les hadas fuient la région dès que sonne l’angélus et les simiots se retirent horrifiés face aux reliques d’Abdon Sennen. Dans le même registre d’idées, en Belgique, dans la province de Liège, les nutons aux pratiques païennes disparurent lorsque Saint-Remacle (600-669) évangélisa la région.

      Ainsi, la diabolisation des nutons, associés à des sorcières ou des créatures malfaisantes à exorciser, n’est pas chose rare. Par exemple, nous avions vu qu’une cavité souterraine du village de Transinne était associée à la fois à un trou des nutons et à la roche Magritte Zabelle, c’est-à-dire au lieu d’exercice de deux sorcières guérisseuses, Marguerite et Isabelle.

La roche Magritte Zabelle (trou des nutons) entre Transinne et Libin

     Au village de Solwaster, un sottai amoureux éconduit par une jolie fille du village lança une malédiction : des couleuvres envahirent la ferme de sa belle… Pour exorciser ce maléfice, la famille fit un grand feu la nuit de la Saint-Jean, au solstice d’été… Curieusement, les couleuvres vinrent toutes se jeter dans le brasier, et depuis, on ne revit plus jamais un seul sottai dans la région.

Les nutons face à l’industrialisation

     La phrase classique du nuton surpris (« J’ai vu Freyr plain champ et Bastogne plain bois ») démontre les bouleversements drastiques de la campagne belge, qui voit ses champs et ses forêts se laissaient grignoter inéluctablement par des zones urbaines. Ce développement technique du territoire ardennais a peu à peu fait fuir les nutons. Ainsi, le petit peuple belge est souvent gêné lorsque les humains perturbent leur habitat naturel en creusant des galeries artificielles pour l’exploitation des ressources naturelles (or, marbre, ardoises) du sol ardennais.

      Au lieu-dit « Roches », entre Ochamps et Jehonville, le long du ruisseau d’Omois se voyaient encore naguère les cassettes des nutons, c’est-à-dire de petits creux en forme de tasses où les nutons venaient boire. Transformé en carrière de marbre, ce site a malheureusement a été ravagé par les mains de l’homme.

     Les vieux du village de Fromelennes racontent que les nutons réparaient les chaussures et les serrures. On ne pouvait pas les voir, mais on les entendait besogner durant la nuit. Jusqu’au jour où les humains ont fait sauter la mine pour élargir l’entrée de la grotte et depuis, on ne les a plus jamais entendus. Dans la Semois inférieure, les nutons ne fréquentaient plus le « trou Perpète » depuis qu’il était transformé en forage d’ardoisières.

D’après les contes, les ardoisières ardennaises ont impacté les galeries creusées par les nutons

     A Ecaussinnes d’Enghien, il existait un endroit baptisé « Trou aux Fées ». Il s’agissait d’un massif de pierres. Aux temps anciens, des grottes se trouvaient précisément à cet endroit : elles étaient habitées par nos étranges nutons, qui avaient le teint sombre et le regard vif, et qui ne sortaient qu’à la nuit tombée.

Le « Trou aux fées » d’Ecaussinnes d’Enghien (carte postale du XIXe siècle)

     Ces curieux personnages savaient mettre la main à tout. Ils étaient de bons cordonniers, d’excellents forgerons, d’habiles tisserands et d’efficaces rémouleurs. Qui plus est, ces nutons avaient le cœur sur la main et dispensaient volontiers leurs services aux villageois qui leur confiaient tout travail inachevé devant être fini le lendemain. Les épouses des nains apportaient, elles aussi, leur contribution en exerçant la profession de lavandière, la nuit venue. On voyait souvent, au crépuscule, de jeunes servantes de ferme portant une hotte pleine du linge sale de ses maîtres, presser le pas vers la grotte aux fées pour y déposer leur labeur. En matière de rémunération, les nutons n’étaient guère exigeants. Une tartine beurrée, un pot de lait ou quelques produits de la ferme leur suffisaient.

Le trajet Ecaussinnes-Clabecq, morcelant le territoire nuton

En 1884, ce bloc de calcaire a été dynamité par des ouvriers du chemin de fer pour les besoins de la ligne Ecaussinnes-Clabecq. Une coupure de presse extraite du journal « La Belgique » (Dimanche 5 décembre 1915) évoque le Trou aux Fées. Mr Arthur Peuplier, échevin (adjoint au maire) et ancien surveillant provincial va superviser des travaux de voirie réalisés pour… « occuper les chômeurs ». Cette nouvelle route longera, dit-on, le Trou aux Fées aux confins de Henripont.

Les nutons face à la trahison humaine

     Les nutons semblent avoir souffert, dans leurs derniers instants, d’une grande suffisance de la part des humains, qui n’hésitaient pas dans leur bêtise à biaiser un commerce silencieux qui semblait pourtant bénéfique aux deux communautés.

     Vint un temps plus ingrat où les humains du village précité d’Ecaussinnes d’Enghien, non contents d’abuser de ces petits êtres, commencèrent à les dénigrer en glissant des substances immondes entre deux tranches de pain. On raconte que c’est à la suite de ce manque de reconnaissance et de respect que les nutons et les fées disparurent du village et de ses alentours.

     Un second rapport évoque des nutons qui, du coucher au lever du soleil, travaillaient laborieusement. Leur besogne consistait à réaliser les souhaits des humains contre du pain et du froment. Un jour, une femme désirant ardemment une robe, alla porter la nourriture convenue. Mais, la femme trop avare, remplaça le pur froment par de la cendre. Froissés, les nutons disparurent du pays pour toujours.

     Dans la région de Charleroi, la douce harmonie entre les humains et les nutons fut également brusquement rompue. Quelques humains les provoquèrent par méchanceté. Ils obstruèrent plusieurs entrées de leurs grottes ou déposèrent des pains cuits contenant des cendres et de la terre. Certains allèrent jusqu’à pisser devant l’entrée de leurs grottes ou bien à batifoler dans leurs bois. Il n’en fallait pas plus pour les vexer : ils se renfermèrent sur leur communauté et finirent par ne plus jamais se montrer. Ils délaissèrent les corvées et les offrandes que certains laissaient encore.

      Un jour, ils finirent par quitter la région, délaissant leurs trous et tanières. L’industrialisation et l’urbanisation de la région effaça la grande majorité des traces de leur passage. Au XIXe siècle, le bois où ils vivaient a même été défriché. Le cimetière de Gilly est aménagé sur cet ancien site, et plus tard le crématorium de Charleroi. Seul le nom d’une voirie rappelle aujourd’hui l’emplacement de l’ancien « Mont des nutons ».

Le cimetière de Gilly, en friches et à l’abandon, est bâti sur un ancien « Mont des nutons »

Les nutons face à la mort

     Les nutons semblaient au bord de l’extinction car leurs représentant devenaient extrêmement âgés. Entre les villages d’Anloy et de Glaireuse, la tradition montre, sur une roche voisine, un plat et un fauteuil dont l’usage était, paraît-il, réservé au patriarche des petits hommes.

     Le chercheur belge Michel Dethier estime que cette disparition a surement été favorisée par des chasses de la part des humains, qui exterminaient les pauvres nutons comme des nuisibles : « Aujourd’hui, les nutons ont disparu de nos campagnes. Ce n’est sans doute pas étonnant si l’on songe que, jusqu’au XVIIIe siècle, on offrait une récompense pour tout nuton ramené mort ou vif … » (Michel Dethier, « Créatures fantastiques du monde souterrain », Bulletin des chercheurs de Wallonie, XLII, 2003, p. 37).

     En ce sens, le personnage de Kyrié est exemplaire de cette rapide déchéance du petit peuple belge dans l’esprit des hommes. Kyrié était le roi des légendaires kabouters qui vivait dans la région de la Campine de la province du Brabant-Septentrional (Pays-Bas). Ces nains avaient leur base près du village de Hoogeloon.

     C’étaient des créatures timides qui aidaient principalement les agriculteurs et les familles des environs. Ils vaquaient à leurs occupations la nuit et ne voulaient pas être vus par les hommes. Si les paysans les voyaient, ils étaient punis par ces nains qui leur jetaient le mauvais œil. Une histoire raconte qu’un agriculteur curieux, qui espionnait les nains, est devenu borgne.

     Selon la légende, le roi kabouter Kyrié vécu sous le Kerkakker (La Montagne Kabouter), dans un tumulus situé dans la lande de Hoogeloon. Un jour, Kyrié a été abattu par un chasseur qui croyait levait un gibier dans les landes. Il avait eu juste assez de force pour atteindre le Kerkakker, sa demeure souterraine, et y mourir dans le plus grand silence.

    Le chasseur, cherchant dans les herbes sauvages sa proie, en vain, entendit les nains choqués murmurer : « Kyrié est mort ». Le triste message que leur roi était mort s’est rapidement répandu parmi toutes les colonies de kabouters de la région. Le roi Kyrié a été enterré quelque part dans la lande d’Hoogeloon. Après la mort de leur roi, tous les nains ont quitté la région vers une destination inconnue. Personne n’a plus jamais vu ou entendu dans la région d’Hoogeloon ces tristes nains en deuil de leur patriarche. Un lieu de mémoire leur est cependant consacré où trône fièrement une statue à l’effigie de leur patriarche : Kyrié.

Lieu de mémoire des kabouters à Hoogeloon (Belgique). La Montagne Kabouter (tumulus) et la statue de leur roi (Kyrié)

     Chers lecteurs de Strange Reality, la mémoire des nutons dans les campagnes belges est désormais bien lointaine : soit le petit peuple a été contraint à l’exil puis au silence, soit son souvenir s’est amalgamé à celui des bohémiens, autre communauté fortement marginalisée. Cette disparition des nutons n’est pas sans rappeler le grand mythe de « la mort du dieu Pan ».

     De grands romantiques comme Jules Michelet et Heinrich Heine n’ont pas manqué de nous rappeler cette légende : « Certains auteurs nous assurent que peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée disant : « Le grand Pan est mort ». L’antique Dieu universel de la Nature était fini. Grande joie… S’agissait-il simplement de la fin de l’ancien culte, de sa défaite, de l’éclipse des vieilles formes religieuses ? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l’espoir que la Nature va disparaître, qu’enfin on touche à la fin du monde. » (Jules Michelet, La sorcière (1862), Editions Flammarion, 2011. p. 67).

     « Le grand Pan est mort » constate avec une vive émotion et une pointe d’amertume Pantagruel dans le Quart Livre (1552) : « Pantagruel, ce propos fini, resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après, nous vîmes les larmes couler de ses yeux gros comme des œufs d’autruche. Je me donne à dieu si je mens d’un seul mot ». Cette mort signe la fin des temps patriarcaux, d’une certaine idée du pays de Cocagne. C’est la fin d’un temps idyllique, d’avant la corruption. Un monde dansant, naïf, champêtre, peuplé de faunes et de satyres. Un monde où les hommes étaient en communion avec la Nature.

     Tout comme les nains du folklore français et suisse, ce phénomène du petit peuple se retrouve en Belgique avec une intensité telle que cela réclamait toute notre attention. Chers lecteurs de Strange Reality, une étude exhaustive de la question était alors nécessaire afin de mettre en lumière le pendant réaliste, quasiment anthropologique de la figure du nuton des Ardennes belges. Merci de nous avoir suivis sur toute la durée de ce dossier de longue haleine.

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