Almas : les archives oubliées 2

Les débuts de Byambin Rinchen

Byambin Rinchen (1905-1977)

     Entre les travaux du précurseur Vitali Khalkhov et ceux du disciple Zhugderiin Damdin, la seconde partie des archives oubliées de l’almas voudrait se pencher sur la place bien singulière occupée par Byambin Rinchen, le discret chef de file de l’hominologie mongole. Au sein de l’Académie des sciences d’Oulan-Bator (capitale de la Mongolie), son rôle, peu connu, fut néanmoins aussi intense que celui de Boris Porchnev à l’Académie des sciences de Moscou. Qui est donc ce savant ? L’équipe de Strange Reality vous proposera pas moins de trois articles pour faire la lumière sur les travaux exceptionnels de cet homme.

     Byambin Rinchen (1905-1977) est l’un des plus grands savants mongols de son temps, à la fois linguiste, scientifique, ethnologue, expert du chamanisme et du folklore bouriate et romancier de talent. Son fils né en 1935, Barsbold Rinchen, n’est pas moins célèbre, éminent paléontologue qui œuvra pour la thèse désormais entérinée des « dinosaures à plumes », notant dès son travail de thèse en 1983 que les théropodes partagent de nombreux points communs avec les oiseaux. Un genre entier de dinosaures, Barsboldia, a été donné en son honneur. De père en fils se dessine un joli pedigree familial autour de la recherche du passé et des origines de la Terre.

Un savant passionné par les origines de l’Homme

     Rinchen est né en 1905 à la frontière entre la Mongolie et la Russie, dans l’actuelle République de Bouriatie, de ce que nous nommerions des parents de classe moyenne, son père étant un traducteur en langue et un instructeur public. Il est devenu naturellement compétent en mongol, russe et manchoue. En 1921, à 16 ans à peine, il travaille comme interprète au premier congrès du parti du peuple mongol. En 1924, il s’est rendu à Leningrad pour étudier en compagnie d’autres élèves mongols. En 1927, il obtient un diplôme d’Etat « d’orientaliste » à l’Université de Leningrad.

     Une fois diplômé, fier de sa nationalité bouriate et mélancolique de son pays, il s’investit corps et âme dans la culture mongole, touchant avec une égale aisance à toutes les  disciplines : littérature, ethnographie, religion, folklore, et même la paléontologie.

     Aussi, pour arrondir ses fins de mois, il devient auteur de fictions entre les années trente et les années quarante. C’est à ce moment-là qu’il produit son plus grand succès, le roman de jeunesse Zaan Zaluudai (Aube, 1935), qui explore le fantasme des origines en retraçant une épopée préhistorique mâtinée de fantastique et fortement inspirée du best-seller La Guerre du feu (1909) de J.H. Rosny Aîné.

La Guerre du feu (1909) de J.H. Rosny Aîné

    Ce roman historique et pédagogique de Rinchen, fort d’un grand succès commercial (traduit en russe et en tchèque), a même été décliné en roman graphique.

Le manga Zaan Zaluudai (2014)

     Encouragé par son maître Jamtsarano, Rinchen met à profit sa passion par les origines de l’Homme en germes dans Zaan Zaluudai en se focalisant uniquement sur le dossier de l’almas de Mongolie, qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie. Il meurt paisiblement aux cotés de sa femme en 1977 à Oulan-Bator. A la fin du communisme, une statue fut érigée en son nom sur la place de la bibliothèque centrale d’Oulan-Bator.

Statue du professeur Rinchen (Bibliothèque centrale d’Oulan-Bator)

     Rinchen, intellectuel habile et proche du pouvoir, a réussi toute sa vie par l’agilité de sa plume à contourner les suspicions  d’« activités antinationalistes », au contraire de ses deux malheureux collègues Jamtsarano et Baradyine, qui furent enfermés en 1947 avant de périr en prison quelques années plus tard. Être statufié est un honneur lourd de sens en Mongolie, pays communiste gouverné par un Parti Unique (Le Parti révolutionnaire du peuple mongol) de 1924 à 1992. A Oulan-Bator, le peuple admirait davantage de statues d’hommes politiques que d’intellectuels, à l’image de cette immense statue de Lénine face au siège du gouvernement qui ne fut déboulonnée qu’en 2012.

La statue de Lénine au XXème siècle et…. Au XXIème siècle !


Dans les pas de Jamtsarano

Tsyben Jamtsarano (1880-1942)

     Après avoir écrit Zaan Zaluudai (1935), Rinchen, taraudé par les contes de fées et mythes sur l’almas de sa Bouriatie natale,  consulta un éminent professeur de l’académie des sciences au sujet du désert de Gobi, le docteur Jamtsarano, qui devint son maître à penser sur le sujet dans les années trente et quarante. Ce savant estimait que dans le désert de Gobi, les almas, l’homme sauvage que les mongols connaissaient, existaient, mais il n’y avait pas suffisamment de preuves pour susciter un front de curiosité dans le monde scientifique officiel. Au fil des siècles, pourtant, des gens ont pu témoigner de cette créature particulière.

     Au XIII° siècle, le pape Innocent IV envoya le moine Plano Carpini pour endosser le rôle d’ambassadeur dans le pays. Carpini rapporta des histoires sur les « personnes sauvages » des temps anciens. Elles étaient connues pour habiter vers le sud de la ville de Hami. Mais les rapports que les russes avaient d’eux n’arrivaient pas à les distinguer entre hommes ou bêtes sauvages. Il y avait donc, tout bêtement, des « humains sauvages » qui peuplaient le secteur.

     Les nomades de cette région pensaient que lorsqu’ils aménageaient dans cette région et occupaient davantage de pâturage, les « gens sauvages » ou « almas », craintifs, se retiraient dans les zones plus larges les entourant.

     Le docteur Jamtsarano montra au docteur Rinchen une carte qu’il avait faite et qui exposait la distribution des almas en Mongolie. Sa carte était concentrée sur la région de Gobi et marquait les points où tout voyageur dans la zone avait vu la créature ou bien remarqué leurs traces. Le docteur Rinchen souligna une zone d’une région soi-disant occupée par les almas, de la fin du XIX° siècle jusqu’à 1928. Cette carte, de par son évolution, montrait clairement que l’habitat des almas s’atrophiait terriblement au fil des années.

La fièvre du Yéti

     Réactivée dès 1949 par la célèbre terminologie « Abominable Homme des neiges », la fièvre de l’homme-singe dans l’Himalaya drainera dans son sillon les espoirs fous des alpinistes (Eric Shipton, l’abbé Bordet), des journalistes en mal de sensations (Howard-Bury, Henry Newman, Slavomir Rawicz), des artistes (Hergé, Bob de Moor) et des scientifiques (Boris Porchnev, Bernard Heuvelmans, Ivan T. Sanderson).

La plus célèbre série d’empreintes de l’Himalaya (Eric Shipton, 1951)

     Dans ce contexte d’effervescence hominologique, le professeur Rinchen veut réhabiliter ses vieilles recherches menées avec son maître Jamtsarano et propose un article sur l’almas dans la revue La Mongolie contemporaine (1958). Laissons la parole à ce grand homme :

     « Les almas de Mongolie étaient très similaires à l’homme, excepté qu’ils étaient couverts de poils roussâtres à noirs. Ce n’est pourtant pas un pelage épais comme sur les autres animaux sauvages du désert de Gobi, car la peau des almas pouvait être vue à travers les poils. Les rapports les plus anciens disaient qu’ils marchaient à demi-penché avec une démarche souple. Ils avaient des mâchoires puissantes et des fronts bas en saillie, comme des crêtes au-dessus des yeux. Les almas femelles avaient une poitrine allongée. Un informateur a dit que pendant qu’elles s’asseyaient sur le sol, les seins des femelles pouvaient être balancés par-dessus leurs épaules pour nourrir leurs jeunes qui s’accroupissaient ou se tenaient debout derrière elles. Cette coutume, de quelque manière que ce soit, est identique dans d’autres tribus attestées de par le monde.

     Etant donné que les mongols du désert de Gobi étaient d’excellents pisteurs, ils observèrent que les almas marchaient plus de côté que ne le faisaient les humains. Ils disaient que c’était à cause de l’enjambée en ligne droite qui entrainait le poids de son corps à tomber sur le bord externe de son pied. Les mongols leur donnèrent un nom relatif à ce phénomène : « Habisun Nortu », c’est-à-dire « celui qui marche sur le fil du rasoir ».

     Pour les mongols, les almas étaient très laids et gauches. Les très vieilles femelles almas étaient appelées « vieilles femmes saxaoul » par les mongols, car les almas vivaient effectivement parmi les fourrés de saxaoul (Haloxylon ammodendron), comme des proscrits.

     Les témoignages des gens du désert de Gobi sont nombreux à leur égard. En 1927, un chameau s’était éloigné d’une caravane et s’était égaré. Ils sortirent pour récupérer le chameau et quand ils retournèrent au camp, ils trouvèrent plusieurs almas se réchauffant eux-mêmes près de leur feu. Les almas avaient mangé toutes les dates séchées.

     En 1928, lors d’une sortie à travers le désert, le docteur Rinchen se reposa durant la nuit à la yourte d’une vieille femme du Gobi de 70 ans. Elle lui raconta une surprenante histoire à propos d’elle-même quand elle était petite fille. Elle dit que sa mère était partie pour aller à un puits prendre de l’eau pour les moutons. Sa mère revint, l’entendit crier et se précipita dans la tente. Là, à côté du lit du témoin se trouvait une immense femelle lui insérant son mamelon dans la bouche. Sa mère cria de terreur et la créature rapidement la déposa et sortit en courant de la tente. La mère du témoin avait remarqué que l’étrange créature marchait les pieds tournées en dedans et ses pieds saignaient. Au moment où la créature s’éloigna en clopinant, ses bras étaient plus longs que des bras humains, et ils se balançaient fortement. Elle disparut dans les fourrés de saxaoul. Plus tard, la mère de la vieille femme apprit que c’était une femelle almas qui avait perdu un petit à elle et qui avait les seins gorgés de lait. Puis elle termina l’histoire en disant au docteur Rinchen : « je n’ai jamais été malade durant toute ma vie. Les anciens ont l’habitude de dire que c’est parce que j’avais bu le lait de l’almas ».

     Le docteur Rinchen rencontra en 1930 un kazakh à Oulan-Bator. Il venait de l’Union Soviétique pour enseigner dans le Gobi-Altaï. L’homme lui parla d’un incident où une communauté avait vu une fois le cadavre d’une fille almas qui pourrait avoir environ 7 ans. Elle avait été accidentellement tuée en déclenchant un piège à arbalètes utilisé pour tuer les animaux sauvages. Toute la communauté fut au courant de la mort accidentelle de la fille almas, mais la tint secrète, car il était illégal de chasser le gibier avec des pièges à arbalètes. Ce même enseignant dit au professeur Rinchen que lorsqu’il chassait une autre fois avec un groupe de kazakhs, ils virent un homme complètement nu au coucher du soleil qui disparut à leur vue. Ils tentèrent de lui crier dessus mais il ne s’arrêta pas. Il était velu et fonçait à travers la neige en agitant dans tous les sens ses bras. Un kazakh voulut lui tirer dessus mais les autres l’arrêtèrent à cause des mauvais présages qui arriveraient : mauvais temps, tempêtes de neiges, perte du fourrage, etc. Mais l’enseignant monta tout de même sur son cheval et fonça sur la créature. Son cheval barbota dans la neige profonde et la créature velue s’éloigna. L’enseignant dit qu’il fut aveuglé par le soleil mais au moment où il regarda la créature à distance, les poils de son corps étaient roux sous le soleil couchant.

la région Altaï-Gobi au sud de la Mongolie

     Après le premier coup d’éclat de son excellent article dans la revue La Mongolie contemporaine (1959), le professeur Rinchen signe un article réactualisé de ces recherches sur le terrain depuis 1964 dans la prestigieuse revue scientifique  Genus (Volume XX, n°14) : « Almas Still Exist in Mongolia ? ».

    « Les hommes sauvages et velus existent-ils en Mongolie depuis des temps immémoriaux ? Nous avons dans la littérature mongole des termes spéciaux pour ces primitifs velus. Par exemple, dans la partie sud et désertique de la Mongolie, ces subhumains étaient bien connus sous le nom d’almas. Et les femelles étaient nommées « vieilles femmes saxaoul ».

     Dans les régions d’anciennes habitations des almas, c’est-à-dire dans les provinces d’Oburkhangai et de Bakyankhongor, le terme « almas » était tabou sur les lieux fréquentés par eux et on ne pouvait seulement les nommer qu’« Akhai » – c’est-à-dire Oncle frère – pour éviter une rencontre inattendue avec ces abominables et mystérieuses créatures humanoïdes.

     Dans la toponymie du sud-ouest de la Mongolie, il existe de nombreux noms de lieux liés aux almas : Almasyn Dobo – les collines aux almas, Almasyn Ulan Oula – les montagnes rouges des almas, Almasyn Ulan Khada – les rochers rouges des Almas, etc.

     L’origine de ce terme d’almas est tout à fait inconnue pour nous, mongolistes, et il ne se prête pas à la traduction dans d’autres langues. Mais nous pouvons reconnaître ses variations dans les langues turques : Almasty, Albasty, etc.  

     Dans les légendes chamanistes de cette région, il y a les esprits des hommes velus nus aidant les chasseurs à poursuivre des bêtes sauvages dans l’espoir de recevoir de leurs parts des offrandes de gratitude.

     Dans la mythologie chamaniste des Darkhats mongols (région de Kossogol, nord-ouest de la Mongolie), il existe une divinité nommée Almas khara Tenguer, c’est-à-dire Almas le dieu noir, à qui on offrait seulement des racines sauvages comestibles et de la viande d’animaux sauvages. Le sucre, le vin, le lait, la viande d’animaux domestiques, la pâtisserie, les produits farineux étaient prohibés par crainte d’offenser la redoutable et susceptible divinité des forêts de montagne et des prairies d’altitude.

     Pour les ethnologues, l’origine des anciennes croyances et légendes du chamanisme darkhat est d’une grande valeur : c’est la réminiscence de bipèdes humanoïdes étranges et velus. Nous voyons dans ces vieilles croyances et légendes des créatures humanoïdes velus utilisant à l’occasion des outils et des manches, se nourrissant seulement de racines et d’animaux sauvages, farouches envers tout ce qui est inconnu ou inhabituel et en ce sens ayant une irrésistible aversion pour la nourriture des éleveurs nomades de bétail.

     Les soi-disant Altai-Uriankhais, population turque mongolisée des provinces de Khovd (Kobdo) et Bayan-olegei (Mongolie occidentale) conservent de nombreuses croyances et traditions en dépit de leur conversion au bouddhisme, et considèrent les almas comme des divinités inférieures de la nature tels les silènes, les sylvains, les pans des anciennes civilisations grecques et romaines. Peut-être ces divinités de la nature du monde préchrétien de l’antiquité européenne sont pour nous le témoignage précieux de l’existence d’êtres humanoïdes vénérés dans les temps immémoriaux par les anciens comme le font nos Altai-Uriankhais avec leurs almas.

     Les Altai-Uriankhais les nomment avec grand respect Altain Saddak, ce qui veut dire « seigneur de la terre », « génie de la terre ». Les lamas, prêcheurs du bouddhisme au XVIIème siècle, composant des prières tibétaines en l’honneur des divinités locales mongoles, convertis à la religion du Seigneur Bouddha, utilisèrent l’expression tibétaine « Sa-bdag » qui supplantera finalement le vieux terme chamaniste mongol Fajar-un ejen, Deleken-yinejen,  « seigneur de la terre », « génie de la terre ».

     La littérature mongole possède un terme spécial pour ces sous-hommes velus – « Kumun gorugesu », c’est-à-dire « bête-hommes », « hommes sauvages ». Nous trouvons ce terme dans les vieux manuscrits et xylographes mongols, les dictionnaires polyglottes mongols, les travaux médicinaux et pharmacologiques représentant à l’occasion ces êtres.

L’illustration issue du livre de médecine tibétain Omonn-Tombo, gros plan sur le « khun-goroos ».

     Monsieur Ivan T. Sanderson a reproduit dans son précieux livre Abominable snowmen deux dessins issus de ces livres de médecine orientale. Il les considère comme étant tiré de manuscrits mongols du XVIII° siècle et plus tard chinois et il a transcrit le nom mongol des êtres représentés par « Gin-Sung ». Le docteur Ivan T. Sanderson a reproduit les dessins et explications du docteur tchécoslovaque E. Vlcek (Vieille preuve littéraire pour l’existence des hommes-des-neiges, 1959) mentionnées à la page 504 de son livre. Je n’ai pas eu la chance de consulter l’article du docteur Vlcek, mais je peux éclairer d’un jour nouveau cette « vieille preuve littéraire ».

     Les dessins d’almas ont été photographiés par le docteur Vlcek dans les deux éditions gravées sur bois du travail pharmacologique polyglotte Miroir de la médecine du célèbre savant mongol Don-grul-rgyal-machan (1792-1855). Son nom tibétain donné ici est une traduction que nous mongols prononçons comme Dondubjalstan ou Donrubjalsan. Il existe quatre éditions scylographiques de ce célèbre travail : l’édition de Mongolie intérieure, l’édition du monastère tibétain de Gumbum, l’édition mongole du monastère de Pandita gueguen reproduisant l’édition tibétaine de Gumbum et l’édition d’Urga (1911-1912), qui a reproduit le magnifique vieux manuscrit avec des exégèses en tibétain, mongol, mandchou et chinois de la bibliothèque de sa sainteté Jebtzumba VIII, le dernier bouddha vivant d’Urga (1924).

     L’inscription parallèle mongol/mandchou  sur le dessin en haut du livre de Sanderson entre les pages 78-79 doit être transcrit en mongol comme Kumun gorugeou et en mandchou comme Suvanasin. L’orientaliste allemand, feu le professeur E. Hauer a mal interprété cette expression mandchou et l’a traduite à tort dans son dictionnaire mandchou-allemand comme « Eisbar ».

     Le dessin supérieur dans le livre du docteur Ivan T. Sanderson, reproduit à partir de l’édition xylographique de Mongolie intérieure a son équivalent tibétain Mi-rgod. Dans le tibétain familier, Mi-rgod sonne « Migo » ou « Migeu », et nous trouvons ces formes orales dans les livres des occidentaux sur les hommes sauvages et velus. « Mi » signifie en tibétain « homme », et « rgod » signifie « sauvage », « féroce ». Par exemple, le même mot « rgod » est utilisé dans le tibétain littéraire pour désigner le yak (bœuf sauvage) : « gyag-rgod », c’est-à-dire le « yago » familier pour nous.

     Ainsi, nous avons les correspondances suivantes :

– yak (boeuf sauvage) : gyag-rgod (tibétain), buq-a gorugesu (mongol).

– homme sauvage : mi-rgod (tibétain), kumun gorugesu (mongol).

     Le lien entre ces expressions tibétaines et mongoles n’est pas fortuit. Les moines mongols érudits, auteurs de magnifiques dictionnaires tibétain-mongol et créateurs de l’ample littérature bouddhiste mongole traduisaient mot pour mot de nombreux termes et expressions tibétaines et n’osaient pas assimiler le vieux terme mongol « almas » au tibétain « mi-rgod » (« migo » à l’oral), et préfèrent le traduire littéralement par kumun gorugesu (khun guresou à l’oral). Cette forme orale est transcrite par des auteurs occidentaux comme Hun guresou, Khun goresso, khumclin (!) gorgosu et fantaisistement traduit dans le livre de Sanderson par « l’humanoïde aux bras extrêmement longs » au lieu de « bête-homme » ou « homme sauvage ».

     Dans la version mongole du livre tibétain des contes, il y a une autre traduction pour le terme tibétain « mi-rgod » : Doyain jerlig kunun. Le professeur Joseph Etienne Kowaleski dans son célèbre dictionnaire mongol-russe-français (Kasan, 1849) avait donné les deux expressions tibétaines et mongoles et les avait traduites par « un homme sauvage, farouche, ermite ou misanthrope », sans se rendre compte que c’était un terme spécial pour l’homme sauvage.

     Les Mongols de l’ouest ou Oirats, plus connus des européens sous le nom de Kalmucks, utilisent le terme « kumun gorugesu » sous sa forme orale « kun gorussu » en raison de l’influence de Dzaya pandita, le célèbre prêcheur du bouddhisme et inventeur des personnages nationaux Kalmucks.

     Après ces quelques notions philologiques et ethnologiques, je me permets de donner quelques récits au sujet de l’existence de l’almas en Mongolie. J’avais rassemblé des informations au sujet des almas depuis 1927 et j’ai perdu l’opportunité d’avoir pas moins de quatre cadavres d’almas à ma disposition, en partie à cause de l’incrédulité des personnes qui auraient dû nous financer les voyages de reconnaissance.

     Durant ces 37 années, les nombreuses informations à ma disposition montrent que la zone d’habitation de l’almas diminue constamment. Le développement du transport aérien et automobile sur des terrains désertiques et inusités, l’augmentation de la chasse et l’amélioration des armes à feu des chasseurs ont changé la zone habituelle des animaux sauvages des grands déserts et steppes de Mongolie.

     Le rideau de fer de la voie ferrée transmongolienne a divisé maintenant l’immense désert de Gobi en « zone est » et « zone ouest », à tel point que les antilopes ne communiquent plus entre les deux parties, n’osant pas franchir le serpent d’acier répugnant avec sa brochette sifflante de poteaux télégraphiques.

     Les chevaux sauvages (Equus przewalskii), les chameaux sauvages (Camelus bactrianus ferus) et les almas ont tous reculé à l’est et durant les quarante dernières années l’aire d’habitation des almas s’est ainsi considérablement atrophiée. A présent (1964), elle est limitée à la région montagneuse dénudée d’environ un millier de kilomètres carré sur la jonction des provinces de Khovd (Kobdo) et de Bayan-olegei. Cette terre sauvage, extrêmement rude, est cependant riche en baies comestibles, en mouflons, chamois, chameaux sauvages, et c’est désormais le dernier refuge de l’almas en Mongolie ».

Conclusion

     Dans ces dernières réflexions sur l’almas, le docteur Rinchen semblait bien amer : « durant toutes ces années, j’aurais davantage de chance de tirer une flèche dans un vaisseau de l’espace que d’essayer de trouver un soutien officiel des autorités scientifiques pour retrouver le cadavre de cette fille almas tuée par un piège à arbalètes ». Il suggéra ensuite que l’établissement des bases militaires, les constructions de voies ferrées, les nouvelles routes automobiles ont fait fuir la plus grande partie des animaux sauvages du Gobi-Altaï, y compris les almas. La civilisation empiétant chaque jour sur les milieux sauvages semble avoir forcé les almas à quitter leurs zones d’habitation coutumières. Il est fort possible que les derniers almas qui fuient l’avancée de la civilisation humaine soient désormais au bord de l’extinction…

      Malgré cette mélancolie apparente, le savant mongol ne se laissera pas abattre pour autant,  redoublant d’effort afin de défendre le territoire de son protégé, l’almas. L’équipe de Strange Reality avait à cœur de questionner la vie de ce grand homme, trait d’union méconnu entre les pionniers (Vitali Khalkhov, C. A. Satounine, Jamtsarano) et les stars (Ivan T. Sanderson, Bernard Heuvelmans, Boris Porchnev) de la cryptozoologie. Et nous laisserons là notre protagoniste Byambin Rinchen, au seuil d’une découverte prodigieuse, que nous vous conterons dans un prochain article. Cher lecteur, redoublez de patience 

10 commentaires

  1. Article très instructif sur RINCHEN. Curieusement PORCHNEV , HEUVELMANS , KOFFMANN sont presque muets sur lui.
    Cet homme trop discret a peut être été victime de querelles de chapelles ?
    Je suis déçu par contre de revoir la sempiternelle photo de l’empreinte  » trouvée  » par SHIPTON avec un commentaire (  » la plus belle série d’empreintes  » ) qui laisse croire que cette piste est faite d’une série  » d’empreintes de SHIPTON  » .
    C’est faux : la piste montre des traces d’ongulé , certainement , de yach probablement , et en aucun cas des traces de yéti , même pas des fausses.
    La trace ( unique ) de SHIPTON est une forgerie minable , il serait temps de lui faire un sort.
    C’est John GREEN qui disait qu’à une certaine époque des gens étaient capables de voir des orteils dans une trace de sabot……….ce n’est pas fini apparemment.

    J. ERB

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    1. Je vous remercie Mr Erb pour votre commentaire très éclairant.

      Si Heuvelmans ou Koffmann ne le mentionnent que sporadiquement, Porchnev est un peu moins avare en détails sur lui, notamment dans « La lutte pour les troglodytes » et le « Matériels d’informations ». Quelques chercheurs (Zhou Guoxing, Tjalling Halbertsma, Nathan Wenzel) le connaissent mieux.

      _____________________________________________________________________________

      Effectivement, cette « empreinte de Shipton » était juste une mise en bouche visuelle, le paradigme de la « fièvre du Yéti » des années 50. Sur son authenticité, un grand nombre d’analystes lui ont fait un sort depuis plus de cinquante ans, sans parler des collègues de Shipton !

      Cordialement,

      Florent

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  2. Étude très instructive qui permet de vite oublier les querelles d experts sur l absence ou non de « monstres » au Loch Ness par exemple et dont l étude de l adn.e a monopolise les revues de vulgarisation scientifique ces derniers mois.
    Voilà une étude historique très sérieuse basée sur des témoignages qui ne laissent aucun doute sur l existence passe et certainement encore réelle de l almas dans ces contrées sauvages. La véritable étude cryptozoologique est ce que vous écrivez et non des hypothèses renouvelées maintes fois sans apports nouveaux dans d autres études. Ce document que vous exigez montre combien l étude ethnologique et historique des populations locales est importantes dans nos recherches. Je m en rends régulièrement compte en Afrique centrale.
    Bravo
    Michel Ballot
    Mokelembembeexpeditions

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  3. Merci beaucoup Michel,

    La rigueur de vos études de terrain en Afrique nous inspirent énormément et forcent le respect.

    Nous avons à cœur avec Strange Reality de renouveler les approches cryptozoologiques (l’homme sauvage en France, notamment) ou d’exhumer des documents parfois parcellaires (les grands savants oubliés), avec une base bibliographique que l’on espère rigoureuse.

    Merci encore de nous lire et de nous encourager autant !

    Bien cordialement,

    Florent

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  4. Merci pour ce dossier (je le connaissais pour ma part par Porchnev et Sanderson).
    Une critique sur la forme : des caractères même pas blancs sur fond noir, pour un texte aussi long, c’est très pénible à lire.
    Cordialement,

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  5. Merci à vous, Jean Roche !

    Effectivement, Boris Porchnev (surtout) et Ivan T. Sanderson le mentionnent, ainsi que Myra Shackley ou encore Odette Tchernine. Nous avons essayé de l’étoffer au mieux avec le maximum de documents croisés.

    Cordialement,

    Florent

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