Les cagots, parias de France 7

Les cagots à l’épreuve des études ostéologiques

Les derniers cagots du barrio de Bozate (1951) par Pilar Hors

 Chers lecteurs de Strange Reality, il devient désormais nécessaire, dans une approche anthropologique de la question des cagots, de revenir sur du tangible, du palpable, du concret, en se posant cette question digne d’une enquête policière : « Où sont passés les corps ? ». A ce titre, nous tenterons d’adopter une démarche ostéologique qui nous a parus fructueuse dans le dossier de l’almas, en s’efforçant à dépouiller les sites ayant un lien avec les dépôts osseux de ces communautés marginalisées. 

     En effet, le lecteur d’une publication scientifique conserve toujours dans un coin de son esprit cette question lancinante : « Que me raconte donc ce chercheur ? Où sont les indices concrets de son travail théorique ? La recherche de terrain peut-elle corréler à ce qui m’a été narré ? » Autant de questions cruciales qui montrent le poids énorme sur nos esprits cartésiens de « l’obole de Saint Thomas », cette nécessité quasi-biblique de « voir pour croire » (Jean, XX- 19 à 28). Le public, dans n’importe quel dossier de recherches, réclamera « l’obole de Saint Thomas », le réconfort psychologique si humain de « voir des os pour y croire ». Ces os préfigurent une existence réelle que le public est en droit de réclamer face à ses communautés anciennes, la « possibilité » de leur vie concrète, leur inscription au sein de ce monde, leur existence réelle.

     Bernard Heuvelmans (1916-2001), le père de la cryptozoologie, afin de cerner un concept à peu près similaire, évoquait en 1988 la nécessité pour tout dossier scientifique de réunir des « preuves autoscopiques », c’est-à-dire des preuves que tout le monde puisse voir. Ces preuves autoscopiques se mêlent à tout un faisceau d’autres outils d’identification, dont les preuves testimoniales (témoignages oculaires, procès-verbaux) et circonstancielles (indices physiques laissés sur le territoire).

     Chers lecteurs, nous nous sommes efforcés dans ce long dossier à rendre visible les preuves testimoniales à travers un dépouillement des archives, nous avons enquêté sur les preuves circonstancielles à travers les marques architecturales du territoire cagot (églises, fontaines, ponts), il ne nous reste plus qu’à dresser un bilan des preuves autoscopiques  (dépôts osseux) de ces communautés marginalisées : d’une part, nous tenterons d’y voir plus clair à travers les sites funéraires des crétins des Alpes ; d’autre part, nous tenterons de cheminer à travers les lieux d’inhumations des derniers cagots des Pyrénées. Les écrits scientifiques que nous allons aborder datent d’une époque positiviste (1860-1910) qui a vu la formation de certaines « thèses racialistes » aujourd’hui très controversées : je ne serai que trop vous conseiller de mettre à distance critique certaines argumentations scientifiques en vous reportant utilement à l’ouvrage L’invention du racisme (1983) de Christian Delacampagne. Ces précautions d’usage prises, enquêtons ensemble sur les possibles artefacts osseux appartenant à ces communautés oubliées.

Vestiges osseux des crétins des Alpes

        Le grand folkloriste Arnold Van Gennep était, sur le territoire alpin, à la recherche intensive de l’origine des crétins des Alpes, et avait crû l’approcher en étudiant les « Pygmées du Salève » : « Ce sont des hommes et des femmes très petits, de 1m30 à 1m50 ; les bras sont relativement longs, la marche est très balancée ; la mâchoire inférieure est carrée et avance assez, le haut de la tête est large, le cou est court : bref, toute l’apparence, jusqu’au regard même, a quelque chose d’un peu bestial […] Mon opinion définitive est que ces individus sont les derniers survivants, plus ou moins métissés, d’une race déterminée, antérieure aux grands blonds nordiques (Germains), aux grands bruns (Méditerranéens) et aux petits bruns (type alpin) qui se côtoient actuellement en Savoie. Cette race était, je pense, celle dont on a trouvé des restes près de Genève (grottes de Salève) » (Arnold Van Gennep, « Les Pygmées du Salève et les Crétins du Valais et de la Savoie », la revue Le Mercure de France, 1909).

Grotte du Salève

     La vallée du Salève, lieu d’habitation des derniers crétins des Alpes, est occupée depuis plus de quinze mille ans par des populations humaines d’abord nomades qui se sont abritées dans les stations du Veyrier (versant suisse) et d’Orjobet (versant français), sites archéologiques qui présentent une intense production d’artefacts humains, dont un magnifique os perforé datant de l’époque magdalénienne (site archéologique du Veyrier).

Bâton perforé en bois de renne avec un décor gravé (bouquetin sur une face, branche feuillée sur l’autre). L.I. Stahl Gretsch, Les occupations magdaléniennes du Veyrier, Lausanne, 2006

     Quelques années avant les recherches d’Arnold Van Gennep, l’anthropologue français Georges Vacher de Lapouge (L’Aryen, son rôle social, Ars Magna, 1889), fortement décrié pour ces thèses raciales par Léonce Manouvrier et désormais banni de l’anthropologie moderne, participe à l’engouement archéologique de son époque en rendant compte dans la grotte de Soubès (Cévennes) de la découverte par l’explorateur Joseph Vallot d’ossements bien singuliers…

La grotte de Soubès, sous le château de La Roque (Cévennes)

     Lapouge (Bulletin de la Société scientifique et médicale de l’Ouest,1895) s’exprime ainsi : « J’ai reçu deux lots importants d’ossements provenant d’une petite grotte située sous le château de Soubès […] Ces lots présentent deux mandibules d’une petitesse extrême, dont le rapport de croissance correspondrait à la mandibule d’un enfant de sept à dix ans de nos races ordinaires […] Ces pièces osseuses correspondraient à une race de pygmée peut être voisine de ceux d’Afrique, en tout cas nouvelle en Europe ». Le savant conclut, face à une telle découverte, à une autre espèce du genre Homo qu’il dénomme Homo contractus (1895), c’est-à-dire l’« homme comprimé » (de taille réduite), une année avant la dénomination proposée par Kollmann et Nüesch de « pygmées suisses du Néolithique » (1896).

     Durant l’Antiquité, un peuple en marge des communautés celtes et gallo-romaines hantait la région étudiée par Vacher Lapouge : c’était les Ligures, dont le docteur Pruner-Bey étudie pour la première fois deux crânes relativement bien conservés en 1865, soit une trantaine d’années avant la découverte de Lapouge : « La base de ces crânes offre des caractères de race on ne peut plus précis. Trou occipital fort large, arrondi et reculé presqu’au bord de l’occiput. Conduits auditifs larges, ovales et placés également au quart postérieur du crâne. Direction des rochers presque transversale. Apophyses mastoïdes peu développées, droites, en cône émoussé. Cavités glénoïdes profondes, étroites du dedans en dehors et presque triangulaires. Cette conformation nous laisse entrevoir que le condyle de la mâchoire inférieure devait être épais et presque conique. En somme, voilà des crânes légèrement brachycéphales qui, par le plan de leur architecture, pour ainsi dire jusque dans les moindres détails, diffèrent complètement d’autres crânes européens également brachycéphales comme seraient ceux des Slaves et Allemands du midi. Rien ne saurait nous empêcher de les considérer comme Ligures » (Franz Pruner-Bey, « Anciens crânes de types ligure et celtique », in. Bulletin de la société d’Anthropologie de Paris, Ière série, Tome 6, 1865. p. 460).

     En lisant à travers les lignes, et en s’efforçant de se départir des « thèses racialistes » qui baignaient le XIXème siècle, une véritable émulation s’empare des milieux académiques autour d’un peuple homo sapiens indo-européen très ancien qui ne serait ni méditerranéen, ni celte, ni slave : d’abord, Franz Pruner-Bey décrit en 1865 deux crânes légèrement brachycéphales appartenant à des Ligures ; puis M.G. de Lapouge théorise dès 1883 un Homo contractus (homme de taille réduite) à partir de fouilles dans la grotte de Soubès (Cévennes) ; ensuite, en 1894, Guiseppe Sergi étudie les « populations microcéphaliques » de Sicile et de Sardaigne ; enfin, lui emboîtant le pas, Julius Kollmann et Jakob Nüesch reprennent le flambeau avec leur étude magistrale sur « les Pygmées suisses du Néolithique » qu’Arnold Van Gennep prolongera en 1909 avec ses réflexions sur l’origine des crétins des Alpes à travers « les Pygmées du Salève ».

     Galvanisé par ce contexte de recherches anthropologiques, Gustave Lagneau (1827-1896) réfléchit dès 1870 à inclure de manière fort originale les cagots dans cette boucle ethnographique, en mettant en exergue, non sans quelques précautions scientifiques, la thèse Ligure : « Actuellement, il importe de s’occuper de l ’ethnogénie fort discutée et encore assez obscure de ces anciens reprouvés, tour à tour regardés comme les descendants de peuplades préhistoriques, de Celtes, de chrétiens de la primitive Eglise, d’Albigeois, de Juif, de Sarrasins, de Bohémiens, d’Espagnols, de Goths et d’Alains. Suivant Court de Gebelin, les Cagots des Pyrénées, Gahets de Bordeaux et Cacous de Bretagne seraient « les restes d’un ancien peuple qui habitait ces contrées avant que les Bretons et les Cantabres fussent venus habiter la Bretagne et le Bearn » […] Quel serait ce peuple vaincu, auquel les Celtes auraient donné ces dénominations injurieuses, et qui serait antérieur aux Cantabres ? Festus Avienus nous parle bien des Celtes vainqueurs des Ligures (Orae maritimae, vers 129 à 156), mais les Ligures sont généralement rattachés à la race ibérienne ainsi que les Cantabres eux-mêmes » (Gustave Lagneau, entrée « Cagots » in. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, 1870).

     Si des vestiges osseux très pertinents et antérieurs aux crétins ont été inhumés dans le massif alpin (Pygmées suisses, Homo contractus, Ligures), existe-t-il des lieux de sépulture de cette communauté oubliée ? Il faut faire l’effort de se référer à nouveau au Médecin de campagne (1870) d’Honoré de Balzac, où un convoi se débarrasse nuitamment des crétins des Alpes, « en les déchargeant dans un charnier, quelque part dans le Massif de la Grande Chartreuse, non loin de Voreppe » (« Les hommes sauvages de Voreppe », Bipedia n°7, septembre 1991). Site flou, vague, qui reste à définir contrairement au dossier des cagots où plusieurs lieux d’inhumation sont précisément désignés, dont certains localisés sur le versant espagnol, dans la vallée du Baztan.

Le barrio de Bozate (commune d’Arizcun) dans la vallée Baztan (2017), Site des derniers cagots des Pyrénées espagnoles.

Vestiges osseux des cagots des Pyrénées

     Dans les années 1950, tout comme la commune d’Esquièze où loge la fratrie Danne, le versant espagnol des Pyrénées n’est pas épargné par le « phénomène cagot » et le hameau de Bozate dans la vallée reculée du Baztan devient, selon l’historien Benoît Cursente, « un lieu de curiosité à la mode assidument fréquenté par les journalistes » (Benoît Cursente, Les cagots. Histoire d’une ségrégation, éditions Cairn, 2018. p. 262). A ce titre, le journaliste Pilar Hors propose en 1951 une vaste enquête anthropologique en dressant plusieurs fiches signalétiques des « derniers agots d’Espagne », convoquant ainsi de manière tout à fait scandaleuse le spectre des théories racialistes chères à Arthur de Gobineau (1816-1882).

Extrait de la série photographique des agots (1951) par Pilar Hors

     

Ainsi, après ce coup d’essai quelque peu morbide, le petit village de Bozate devient l’épicentre des recherches anthropologiques sur les cagots (Aguirre Delclaux, 1966 ; Paola Antolini ; 1991). Cette nécessité d’une « empreinte historique des cagots » dans la mémoire collective se retrouve avec l’ouverture dans le village du musée Ethnographique des Cagots, promu par le sculpteur navarrais Xabier Santxotena​.

Musée ethnographique des agotes à Bozate (Museo Santxotena)

    

 Ce musée d’art contemporain met à l’honneur le travail de sculpteur de Xabier Santxotena, qui s’approprie le bois comme matière brute, tout comme les cagots qui étaient souvent restreints au métier de charpentiers. Sans doute le sculpteur tente-t-il aussi d’exorciser par son art l’empreinte douloureuse laissée sur le village par le travail photographique très dépréciatif de Pilar Hors. En tout cas, nous pouvons nous féliciter, pour la mémoire collective de la présence de deux musées relatifs aux cagots dans les Pyrénées : à Bozate sur le versant espagnol avec le Museo Santxotena ; à Arreau sur le versant français avec le musée des cagots.

      L’anthropologue Paola Antolini revient sur la véritable exclusion qu’ont dû subir ces agotes de Bozate, interdits de se rendre au bal de la ville voisine (Arizcun), victimes des cailloux jetés sur leur passage par les gamins et bannis du cimetière communal : « Bozate, séparé d’Arizcun par le fleuve Baztan que franchit un vieux pont, est le lieu où la séparation a été vécue le plus longtemps. Déjà, au début du XVIème siècle, c’était un « quartier maudit ». Aujourd’hui, Bozate compte environ vingt-cinq maisons, en général petites, et ne possède ni école, ni église, ni « fronton » pour jouer à la pelote. C’est un des huit quartiers d’Arizcun, village d’environ huit cents habitants. Si la population d’Arizcun vit en majorité de la terre qu’elle possède, les habitants de Bozate, quant à eux, exercent encore des métiers considérés autrefois comme vils : tailleurs de pierre, charpentiers, musiciens, qui historiquement leur étaient réservés, même si de nos jours ils se sont ouverts à de nouvelles professions, comme celle de photographe. Dans la vallée de Baztan, cette différence est désormais ressentie comme une étrangeté. » (Paola Antolini, Au-delà de la rivière, Editions Nathan, 1991. pp.16-17).

     Si Bozate connaît son propre cimetière des cagots, d’autres bourgs sur le versant français ont aussi un historique d’inhumations de corps des cagots, que ce soit dans un cimetière communautaire (le cimetière des cagots) ou bien dans une parcelle spécifique du cimetière communal.

     Par exemple, à deux kilomètres d’Aucun, les cagots habitaient le hameau de Terranère, appelé Houssa des cagots, qui contenait lui-même son propre cimetière. A Campan, les cagots étaient enterrés dans la partie occidentale du cimetière. A Lamarque, Les cagots ne se mariaient que le mercredi et ils avaient un cimetière à part. A Saint-Pé-en-Bigorre, les cagots avaient jadis leur propre église appelé Gleïsiate, située à l’extrémité occidentale de la ville ; ils enterraient leurs morts à l’endroit dit Paienquet (lieu des païens), situé au centre de la ville ; ce cimetière fut plus tard affecté aux protestants ; aujourd’hui, on ne voit malheureusement plus trace de la nécropole. Nous voyons à travers ces différentes mesures coercitives que les cagots sont très largement discriminés, faisant partie invariablement des « mauvais morts ».

      En 1390, à Mauzon, des « crestianos apartados » originaires du Béarn « ne sont pas baptisés dans les mêmes fonts et sont enterrés dans des cimetières particuliers » (Jaume Riera i Sans, « Supuestos agotes vascos en Monzon. Su examen médico en 1390 », Principe de Viana, 36, n°140-141, pp. 465-470).

     A Sérée, le cimetière de la magnifique chapelle romane abrite un carré où les tombes sont délaissées, sans plaques, sans entretiens : s’agit-il, comme le voudrait la croyance locale, les anciennes sépultures honteuses des cagots ?

Sérée : sa chapelle magnifiquement entretenue… et ses tombes délaissées de cagots !

Conclusion

     La couverture documentaire sur les cagots, du Moyen-âge à la Renaissance, nous apprend qu’ils étaient enterrés dans des cimetières communautaires ou bien dans une parcelle spécifique du cimetière communal. Où donc peut-on retrouver ces os ? Comment s’atteler à cette tâche d’envergure ? Ce véritable travail de fourmi, qui force le respect, a été entrepris par Christophe Cathelain et Jean Omnès qui se sont lancés dans un travail d’investigation photographique de grande qualité à la recherche du cimetière des cagots de Lourdes.

Emplacement du quartier des cagots (plan du cadastre de 1935)

     Ce minutieux travail de terrain leur a permis d’identifier sur les registres communaux l’ancien quartier des cagots, dont l’épicentre est l’actuel passage des cagots aussi dénommé « escalier des cagots », qui fait la jonction entre la rue de Latour de Brie et la rue de la Ribère.

Passage des cagots dit « escalier des cagots » (Courtoisie Christophe Cathelain, 2006)

     Après quelques repérages sur les cadastres, l’emplacement de l’ancien cimetière des cagots a été révélé : il s’agit du terrain qui a servi de jardin face à l’hôtel Saint-Raphaël, ex-emplacement du moulin gras, au temps de Bernadette Soubirous.

Ce terrain vague est l’emplacement de l’ancien cimetière des cagots (Courtoisie Jean Omnès, 2018)

     Nous avons peine à imaginer que les corps de cagots de Lourdes, dont certains dateraient du XVIIIème siècle, restent sagement enterrés dans ce no man’s land, en attente d’instruction ! Jean Omnès, face à ce terrain en proie à une démolition prochaine, conclut amèrement : « Malheureusement, rien n’a été entrepris au sujet de leur morphologie ».

      L’équipe de Strange Reality n’a pas, tout comme les enquêteurs locaux (Jean Omnès, Christophe Cathelain), les moyens logistiques nécessaires afin de reprendre, d’affiner ou d’entreprendre des fouilles archéologiques poussées des divers sites funéraires mentionnés dans cet article. Néanmoins, nous exhortons nos lecteurs curieux à nous indiquer d’autres lieux mortuaires pertinents afin de compléter la mémoire collective de ces communautés oubliées. En effet, il sera bientôt temps pour nous, dans un prochain article, d’entreprendre le mouvement conclusif sur le dossier des cagots en vous proposant une synthèse globale de ce phénomène socio-historique.

4 commentaires

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.